De retour dans ma maison, je me jetais sur le canapé. Pas besoin d'allumer, j'avais une très bonne vision nocturne et la lumière lunaire pénétrait par les grandes baies vitrées menant au jardin. Ambiance parfaite pour s'apitoyer sur son sort. Ce que je ne voulais pas faire. Je pris le téléphone fixe, et appelai mes parents. Comme je m'y attendais, je dus laisser un message. Je fis de même pour ceux d'Abby. Ensuite, je m'installai au bureau de ma mère et consultai les horaires d'ouverture de l'hôpital. 8h. A ma montre, 23h. L'attente risquait d'être longue. Très longue.
Je n'ai pas de jeux vidéo. C'est un choix de vie que j'ai fait (j’avoue qu’il était aussi très orienté par les idéaux de mes parents). La perspective de s'enfermer pendant des heures pour un jeu qui n'a aucune incidence sur la vie ne m'a jamais attiré. J'ai préféré profiter des moments vrais de la vie, du concret. Je disposais donc de temps, que j'ai en partie utilisé pour les études. Mais je dois avouer que ce temps aurait pu être plus important. J'ai aidé mes parents. J'ai été élevé avec une mère qui ne jure que par le bio et fait des obsessions sur l'équilibre du régime alimentaire, si bien que j'allais au marché pour elle, généralement avec Abby, qui trouvait amusante ces préoccupations. De mon temps libre, j'ai aussi consacré de nombreuses heures à un sport que j'ai découvert vers mes 5 ans et pour lequel je me suis trouvé une passion : la gymnastique. J'ai réussi à arriver second à la compétition nationale, il y a deux ans.
Je fis mes étirements et partis au sous-sol, une salle aménagée pour moi et ce sport. Je voulais me changer les idées. J'allais y être confronté bien assez tôt.
Mais je ne tins pas une heure. Les images de l'accident passaient en boucle et au ralenti dans ma tête. Jusqu'à l'immobilité totale. Immobilité qui me hante. Je me réfugiai dans mon lit, deux étages au-dessus, sans même passer par la douche. Une irrésistible envie de me mettre en boule me plaqua au mur et des vagues de culpabilité et d'angoisse me noyèrent dans mes larmes. J'étais la cause de l'accident d'Abby, ma meilleure amie depuis toujours.
Lorsque le soleil réchauffa mon visage, je me rendis compte que je m'étais endormi. Il brillait fort par la grande fenêtre que je n'avais pas fermé la veille. Un coup d'œil à mon réveil m'indiqua qu'il était 5h52. J'avais une heure et huit minutes pour me préparer. Première étape : petit déjeuner. Je me forçai à manger, car on m'a toujours dit que c'est le repas le plus important, même si mon inquiétude avait fait un nœud très serré de mon estomac. Puis, douche. Brûlante et glaciale, parce que le mitigeur voulait me punir de ce que j'avais fait. Dans le miroir, je vis rapidement que mes yeux gris étaient gonflés et aussi rouges que mon nez et mes joues. Il fallait que j'aie meilleure mine si jamais Abby était éveillée à mon arrivée. Faute de pouvoir faire disparaître le sang de sous ma peau, je décidai de coiffer avec une bonne dose de gel mes cheveux noirs de jais, et de m'habiller le plus élégamment possible.
7h43. Je montai sur mon vélo et pédalai aussi vite que je pus, en ne pouvant toutefois m'empêcher d'être prudent comme un néophyte. L'hôpital était assez loin, et je me devais d'être là à l'ouverture. 8h tapante, j'y étais. On m'introduisit après quelques minutes d'attente qui me parurent aussi longues que des heures dans la chambre d'Abby. Elle était là. Endormie. Donc vivante. La couverture lui montait jusqu'au cou, si bien que je ne pouvais pas voir l'étendue des dégâts. Seules sa main et sa tête dépassaient. Je lui pris la main délicatement, après une seconde d'hésitation, et une larme que je ne pus retenir tomba sur sa peau. L'angoisse dut me faire halluciner car je crus qu'elle explosa en dizaines de gouttelette d'argent, qui tourbillonnèrent avant de s'évaporer. Je fermai les yeux pour chasser cette vision. Mais je ne retrouvai pas mes esprits car je sentis la gravité augmenter jusqu'à ce que je valse en arrière, toujours dans le noir des paupières. Puis plus rien.
J'ouvris les yeux par réflexe. Un horizon bleu. Bizarre. Soudain je chutai. Le vent se mit à hurler à mes oreilles, et me faisait tourbillonner. J'aperçus brièvement des nuages mais je ne sus pas s'ils se situaient au-dessus ou sous moi. Puis je heurtai un nuage bitumeux qui me lacéra la peau quand je passai à travers. Il me stabilisa ventre vers le bas, et je pus distinguer le sol.
Il y avait de minuscules gouttelettes dans l'air. Je ne pouvais pas les voir. Mais je les sentais me griffer avec la vitesse. Mon père me disait que la vitesse était grisante. Il m'emmenait sur sa moto, avant. La vitesse m'a toujours terrifié. Et en ce moment même, en plus de m'horrifier, elle me blessait! Rien pour arranger les choses.
J'avais l'impression de chuter, de tomber directement vers le sol, mais sous mes yeux paniqués, le sol avançait. Je vis une forêt, puis des montagnes. Je contemplai avec effroi leurs pics acérés, quand l'image se brouilla et je me retrouvai à quelques mètres de l'eau de ce que je pensais être une mer. Au moment d'impacter la surface, je m'arrêtai une seconde le souffle coupé en anticipant le choc, pour faire un puissant plat.
Assommé par la force de la frappe, j'agitai mes membres dans l'eau profonde mais pourtant lumineuse et limpide dans l'espoir de remonter vers l'air libre. Sauf que je n'avais aucune idée d'où était le haut et le bas. Quand enfin j'aperçus la surface, je nageai avec vigueur tout en priant pour ne pas manquer d'air.
J'aspirai à grandes goulées, dans l'espoir de retrouver mes forces. Mes vêtements me tiraient vers le fond, le ciel était azur, mais trois nuages s'étaient assemblés en une frimousse narquoise. Soudain, une bourrasque s'enfonça dans l'eau et me fit sauter. Grâce à cette intervention naturelle mais peu commune, je crus entrapercevoir un éclair doré que j'interprétai être une plage. Toujours essoufflé, j'entamai un crawl épuisé dans cette direction. Rien ne m'indiquait que je n'avais pas inventé cette vision, mais je n'avais pas d'autres moyens de m'en sortir que d'y croire.
Une grosse vague tenta de me noyer. Je me retrouvais balloté comme du bois flotté au milieu de la limpidité lumineuse de l'eau, et sans air. A aucun moment je ne perdis conscience, mais je ne pus m'expliquer comment j'avais réussi à atterrir sur cette plage. En une seconde, toute l'eau dont étaient imprégnés mes vêtements disparut. Je me levai, tout courbatu, et pourtant le cœur encore battant. L'afflux de sang me tourna la tête, et je fus pris d'un vertige en regardant la mer. Je lui tournai le dos et vis au loin les montagnes. Une sorte de sphère cotonneuse et lumineuse flottait dans le ciel. En la regardant, j'eus la certitude qu'Abby se trouvait dessous. Je ne savais pas où j'étais, ni pourquoi j'y étais, mais j'étais persuadé qu'il fallait que j'aille rejoindre mon amie.