~ Des fragments de verres s’enfonçant, malgré ses écailles, dans ses entrailles pour écorcher son cœur. Telle était la sensation qu’elle ressentait lorsqu’elle se remémorait son passé…
Elle aurait voulu qu’une de ses journées se passe normalement, en particulier celle-ci, mais rien n’y faisait. Ses souvenirs la hantaient constamment.
Les créatures du monde de Gothicat étaient connues pour leur bonté, leur gentillesse, leur générosité. Très peu d’entre elles étaient d’une nature mesquine, moqueuse, violente. Pourtant, Sylenia avait eu la malchance de rencontrer bon nombre de ces « rares » créatures.
Au début, tout allait bien dans sa classique vie de Neptulys, mais dès qu’elle avait été assez grande pour comprendre ce que représentait la mort et pour appréhender la douleur, les évènements s’étaient enchaînés de manière brutale et, par malheur, trop concrètes pour elle.
D’abord, il y avait eu cette sortie de groupe avec les jeunes de son âge, pour faire de l’escalade… Imaginer une Neptulys qui gravissait une colline suscitait les rires avant même le début de l’expédition. Et ces moqueries continuèrent durant toute la journée, car Sylenia ne cessait de trébucher, glisser, tomber. Lorsqu’elle rentra chez elle ce soir là, la tête basse, elle avait tellement d’écorchures que ses écailles pures n’en étaient plus blanches. Elle pleura longtemps d’avoir été ainsi maltraitée, se demandant pourquoi ces créatures qu’elle avait considéré comme des amies avaient préféré la ridiculiser plutôt que de la soutenir et de l’aider dans cette tâche extrêmement ardue pour ses pattes non adaptées à ce type de terrain. Dès ce jour, elle commença à se refermer sur elle-même, elle devint réservée et solitaire : elle n’avait plus confiance en quiconque, sinon en ses tendres et chers parents.
Une deuxième sortie de groupe tourna mal, alors même qu’elle se faisait en mer. Il s’agissait d’un jeu durant lequel des groupes de trois devaient se former, et le trio réussissant à attraper en premier un Ekoyus avait gagné. Évidemment, les créatures marines étaient prévenues et faisaient donc tout pour bien se cacher et échapper aux jeunes créatures, s’amusant tout autant qu’eux. Sylenia était arrivée avec un sourire illuminant son regard, elle était certaine que ces camarades se battraient pour faire équipe avec elle. Cette fois-ci, sa race et son physique lui donnaient l’avantage, ils le savaient tous. Pourtant, à nouveau, la méchanceté prit le dessus et aucune créature ne voulu faire équipe avec elle, ils refusèrent tous les uns après les autres. Un groupe de deux préféra même être défavorisé plutôt que de jouer avec elle. Une rage nouvelle se mit à battre en elle, brillant dans son regard, et elle se décida à tous les battre. Mais à nouveau, cette antipathie si rare dans le monde de Gothicat atteignit la belle Neptulys. Ses camarades, désirant tous gagner, ne pouvaient tolérer de l’affronter. Alors, lorsque la partie commença, au lieu de partir en chasse d’un Ekoyus, ils s’en prirent à Sylenia. Ils se réunirent tous ensemble pour mieux l’attraper dans le filet qu’ils avaient concocté et refermèrent ce piège, finement préparé depuis plusieurs jours, sur elle. Le poids des pierres accrochées à l’ensemble traina bien vite la jeune créature au fond des abysses, où ils la laissèrent. Elle se débâtit contre le filet, sans réussir à s’en défaire et ne put survivre dans la froideur des abysses que grâce à sa condition marine et à ses écailles protectrices. Se furent ses parents qui la retrouvèrent à la nuit tombée, inquiets de ne pas la voir rentrer. Dès ce jour, elle se fit très méfiante, privilégiant la prudence et l’observation, n’hésitant pas à en devenir secrète. À nouveau, la seule exception était pour ses parents, qu’elle chérissait plus que tout.
Ces deux évènements furent les plus marquants pour Sylenia, mais ils ne furent pas les seuls. À chaque nouvel épisode, elle semblait un peu plus triste et son sourire se fanait. Cependant, à chaque fois, constamment, elle avait pu compter sur ses tendres géniteurs, présents et rassurants. Jusqu’au terrible jour où elle les avait perdus, tous les deux, brutalement.
La belle Neptulys n’aurait su raconter ce qui était arrivé ce jour là. Cette perte tragique et violente l’avait chamboulée au point de n’en garder aucun souvenir. Sans compter qu’elle-même avait été blessée, comme le prouvait la cicatrice sous sa nageoire droite. Elle pouvait cependant affirmer une chose qui s’était déroulée ce jour-là, non pas parce qu’elle en gardait un souvenir, mais plutôt parce que la sensation était gravée en elle : elle ressentait encore la peur extrême de la catastrophe puis le soulagement enfantin de sentir la chaleur de sa mère autour d’elle. Elle était certaine que sa mère avait protégé son corps en la couvrant du sien, ce qui expliquait qu’elle n’en garde au final qu’une blessure. La seule trace qu’elle gardait d’eux était les trois bijoux noir et bleu qu’elle portait constamment : son père les avait offerts à sa mère, à l’époque où les deux tourtereaux n’étaient pas encore ensembles. Quoiqu’il en soit, depuis ce jour, elle cessa de trop s’exprimer. Elle n’aimait pas parler, encore moins d’elle et de son passé, et préférait garder cette aura de mystère autour d’elle. Elle n’avait plus personne avec qui se comporter différemment désormais.
Après toutes ces mauvaises expériences, Sylenia était devenue méfiante et distante et cela était parfaitement justifié. À la suite des traumatismes d’enfance et de la perte tragique de ses proches, les écailles blanches et pures de la Neptulys semblaient être devenues glaciales. Un changement majeur s’opéra même dans son corps : une paire d’ailes en cristaux poussa, mais d’une couleur aussi sombre que le noir qu’elle broyait constamment. Sylenia était devenue froide, tout de moins d’apparence, et n’avait plus fait confiance à personne. Son histoire, personne ne la connaissait. Elle avait changé de lieu de vie, mais en restant toujours dans la même contrée. Elle n’avait jamais raconté son passé, n’avait presque quasiment jamais parlé à quiconque. Pourtant, derrière cette barrière qu’elle avait forgée autour de son cœur, cet organe palpitait de vie, d’envie, de désirs.
Elle ne désirait qu’une chose : s’ouvrir.
Mais, après avoir vécu ce qu’elle avait subi, après être restée tant de temps renfermée sur elle-même, il lui semblait impossible de changer. Comment pourrait-elle faire un jour confiance ? Comment pourrait-elle un jour lier une amitié durable ? Comment pourrait-elle un jour aimer une autre créature ? Serait-elle, elle-même, aimée un jour...? De si nombreuses questions, sans réponse, qui venaient semer le doute dans son esprit déjà tourmenté. Le passé définissait-il l’avenir ? Elle avait réellement envie de croire que non, que son futur ne dépendait que d’elle, qu’elle pourrait l’écrire, avec ses choix. Et le premier pas qu’elle devrait faire, malgré la peur que cela engendrait en elle, serait d’un jour se rapprocher des autres créatures…
Aujourd’hui, la douleur de la perte de ses parents était à son comble. C’était « l’anniversaire » de l’accident. Et la sensation la tenaillait à nouveau, ses solides écailles ne pouvant rien faire pour empêcher cette douleur, qui venait de l’intérieur, de la tourmenter. Aucun morceau de verre ne venait se fracasser sur elle. C’était simplement son cœur qui se fendillait à nouveau, et la peine venait tirailler sa cicatrice, comme un énième rappel. Comme si elle pouvait oublier ! Depuis son arrivée, elle s’était isolée, n’avait abordé aucune créature, et n’avait fait que creuser plus le trou de sa solitude et de sa méfiance, fortifiant chaque jour un peu plus son cœur. Pourtant, elle réalisait, en ce jour funeste, que ce n’était pas la solution. Jusqu’à maintenant, elle avait laissé ses agresseurs gagner : ils avaient réussi à impacter sa vie même sans être là. Elle inspira une grande goulée d’air, sentit à nouveau la douleur l’envahir et se laissa tomber sur le sol de la clairière vide, qu’elle traversait silencieusement alors que le soleil se levait à peine. Elle ferma les yeux et laissa les larmes salées couler le long de son museau. Il était temps, elle devait s’o...
« Est-ce que ça va ? », demanda une voix douce, interrompant ses pensées.
Sylenia rouvrit les yeux et affronta le regard doux et bleu pur de la créature en face d’elle. Un sourire triste flotta sur son museau. Peut-être était-ce un signe, après tout.
« Je vais bien... Merci », finit-elle par répondre, en sursautant au moment d’entendre le son de sa propre voix.
« Laisse-moi t’aider à te redresser », dit la Neptulys jaune et fleurie qui se tenait face à elle.
Sylenia ne le savait pas encore, mais ☆ Haru no Hana ☆ était, elle aussi, un être perdu et, d’une certaine façon, orpheline. Ce qu’elle ne savait pas non plus, c’est que la splendide Neptulys deviendrait son amie, une véritable amie, une partenaire rayonnante et joyeuse qui saurait lui redonner goût à la vie. C’était la meilleure rencontre qu’elle pouvait faire, celle qui la forcerait à s’ouvrir et à évoluer.
Sans même savoir tout cela, Sylenia accepta d’attraper la nageoire tendue. ~