~ La lumière du soleil coulait avec puissance tout autour, réveillant la créature et agressant les fragiles yeux qui sortaient de leur torpeur nocturne. La Neptulys s’étira, patraque, observant le monde alentour avec des yeux encore endormis.
« C’est une belle journée, comme tant d’autres avant, et comme celles qui suivront » : voilà ce que pensa Wandjina, pour qui ce jour était comme les autres, auprès de sa famille qu’elle aimait tant. Depuis toute petite, malgré les amitiés qu’elle avait pu lier, elle avait toujours su que sa famille serait toujours le plus important de tout, les seules créatures sur lesquelles elle pourrait éternellement compter, se reposer et avoir à ses côtés quoiqu’il se passe. Avec sa famille, ils vivaient tous une relation extrêmement fusionnelle : ils étaient son pilier, son confident, son rempart, son moteur, peut-être, tout simplement, sa raison de vivre.
Parmi les membres de sa famille avec lesquels elle partageait ses journées – ses parents, ses deux sœurs, son frère, ses grands-parents – il y avait une créature qui se démarquait du lot : sa grand-mère maternelle. Cette Neptulys millénaire avait vogué dans tous les courants, parcouru le fond des plus profondes abysses, vécu les plus folles aventures. Ses yeux brillaient de sagesse, son cœur brûlait de détermination, ses mots palpitaient de vie. Pour Wandjina, sa grand-mère était un modèle, une créature dont elle adorait entendre les histoires et avec qui elle espérait partager de nombreuses aventures.
Elle avait rêvé, depuis toujours, de son futur, des aventures qu’elle vivrait, et dans chacune de ses théories, sa famille avait trouvé une place de choix, à ses côtés.
Elle s’était lourdement trompée.
Ce qu’elle ne savait pas, c’est que, à cette époque, un mauvais mage concoctait un plan machiavélique, retranché dans une obscure grotte sous-marine au large des côtes d’Elonia. Elle ne pourrait jamais connaître les motivations de ce magicien, ni même comprendre, la seule chose qu’elle retenait de cet événement traumatisant était la douleur qu’elle avait ressentit. Cette créature ne visait personne en particulier, son sort avait été jeté à travers tout le Gothimonde, frappant au hasard des victimes innocentes, et surtout, inconscientes du danger qui les guettait. Ce fatidique jour, Wandjina vit son père, l’une de ses sœurs et sa précieuse et bien-aimée grand-mère se figer, paralysés par l’éternelle étreinte de la mort. Pourtant, un détail de ce sort faisait souffrir la jeune Neptulys plus que la perte même de ses proches : ce qu’il était advenu d’eux. En effet, le sort transformait les créatures en statues, éternellement figées dans leur dernier geste, leur ultime expression déformant leurs traits. Ainsi, Wandjina avait vu de ses propres yeux sa grand-mère se figer, la nageoire encore en l’air, interrompue dans sa caresse… D’abord plongée d’un état léthargique à cause du choc, la jeune Neptulys resta aussi inerte que les statues pendant de longues journées, sa douleur la hantant et la poursuivant comme son ombre.
Pourtant, peu à peu, son choc se mua en tristesse, une peine qui pesait – et pèserait éternellement – sur son cœur, un vide qu’elle ne pourrait plus jamais combler, le sentiment qu’elle avait manqué mille occasions de dire à sa grand-mère combien elle l’aimait. Ses sentiments, si sombre et si triste, se convertirent avec lenteur et détermination en une conviction sans faille, une idée qui trottait chaque jour avec plus de vigueur dans ses pensées, jusqu’à écraser tout le reste : sauver toutes les victimes de ce mauvais mage !
Alors, déterminée, et motivée par la pensée de sa grand-mère qui n’aurait pas hésité un instant à se lancer dans ce nouveau périple, elle commença à faire ses adieux. Pour elle qui avait toujours imaginé passer sa vie auprès de sa famille, voilà qu’elle en perdait brusquement une partie et quittait les autres, pour un voyage qui s’annonçait peut-être sans lendemain…
Elle ne savait pas où la mènerait sa lubie, mais, elle était plus déterminée que jamais : comment pourrait-elle vivre l’esprit en paix, la conscience tranquille, si elle n’essayait pas un minimum de se battre ? Elle était en vie, épargnée par ce hasardeux sort, elle devait désormais en profiter, quelque soit le temps que cela lui prendrait.
Wandjina entama sa quête : elle n’avait aucun point de départ, aucun point de référence, aucune indication – aussi infime soit-elle – et pourtant, aucun désespoir ne perçait sous sa coquille, aucun doute ne venait entacher sa détermination toute nouvelle.
Elle avait rêvé de vivre des aventures avec sa grand-mère, et voilà que finalement elle le ferait sans, mais, pour elle.
Elle se mit donc à parcourir le monde de Gothicat, à la recherche d’informations, les années défilant à vive allure, trop rapidement même, à son goût : plus le temps passait, plus la probabilité de trouver une piste s’amenuisait… Pourtant elle continuait, encore et encore, sans relâche, sans faiblir, sans s’arrêter : malgré le temps envolé, malgré les recherches improductives, elle avait gardé sa détermination. Son cœur était désormais de la même pierre que celle qui avait scellé le destin de sa grand-mère.
Toutefois, ses efforts payèrent. Un beau jour, alors que les rayons chaleureux du soleil pleuvaient autour d’elle, lui rappelant amèrement que le monde continuait de tourner, elle trouva pour la première fois une piste réaliste et fiable. Une ancienne stèle gravée de mots qui semblaient tout droit sortis d’outre-tombe, évoquant l’existence d’un funeste sort de pierre. Grisée par sa trouvaille, Wandjina se hâta de dégager le reste du monument, envahie par des années de végétation et abimée par les intempéries et le passage du temps. Fort heureusement, le hasard et le destin semblaient s’être alliés, épargnant la stèle des gros dégâts et permettant à la jeune Neptulys de découvrir la suite du texte.
Elle resta de longues secondes figée, prise de court par sa trouvaille.
Elle avait trouvé !
Enfin ! Cette très vieille écriture évoquait l’existence d’une grotte très profonde, au plus profond des abysses, au large des côtes d’Aquahana, contenant des cristaux d’un minéral extrêmement rare et rose qui permettaient de faire revenir à la vie les créatures figées : pour cela, il fallait transpercer leur tombeau de pierre, au niveau du cœur, avec un pic de ce mystérieux – et potentiellement divin – minéral.
Revigorée et plus motivée que jamais, elle reprit sa route, déterminée à trouver cette grotte et son précieux secret.
De retour près de chez elle, Wandjina décida de faire une halte auprès de sa famille, pour les saluer, prendre des nouvelles, et leur partager sa découverte. Les retrouvailles ne furent pas très chaleureuses, tant d’années étaient déjà passées… Sa famille lui fit comprendre que la plupart des créatures avaient déjà oublié cet épisode malheureux de leur histoire ou tourné la page, seules celles qui avaient porté le deuil vivaient encore avec le poids de la perte brutale d’un proche. Pour les plus jeunes, ces statues n’étaient rien d’autre que des sculptures, très réalistes et dont le créateur était un inconnu, un anonyme, pire, un artiste au talent infini…
Un sentiment amer brûla la gorge de la Neptulys, blessée de savoir que sa grand-mère qui avait bel et bien existé était considérée comme une statue, et rien de plus… Cette injustice lui donna d’autant plus envie de réussir sa mission. Alors, bile en tête, elle reprit la recherche de son objectif et s’enfonça dans des abysses noirs et profonds.
La température chuta rapidement, engourdissant ses membres. Ses écailles aussi blanches que la neige commencèrent à se cristalliser légèrement, donnant l’impression que Wandjina était une sculpture de glace, ou bien, un spectre.
Tout autour d’elle l’eau était d’un noir d’encre. Elle n’avait plus vu une seule créature depuis un moment déjà… Même les Neptulys les plus téméraires ne semblaient pas s’aventurer dans ce puits sans fond. Wandjina avait l’impression de nager jusqu’aux entrailles du monde, là où même les Dieux ne regardaient pas.
Elle se sentait mal à l’aise et elle avait peur : un sentiment indescriptible, intemporel. Pourtant cette flamme de volonté en elle lui faisait maintenir le cap.
Et elle trouva la grotte.
Aussitôt, toute son appréhension s’envola, comme si cela n’avait été qu’une tentative de dissuasion émît par la mystique grotte et que Wandjina avait réussi à relever le défi.
Ses yeux se mirent à briller, son cœur battit plus fort, tandis qu’une forte émotion la traversait ! Elle avait réussi ! Les cristaux se tenaient là, brillants, fiers, puissants. Attirée par la lumière rosée qu’ils dispersaient, elle s’approcha prudemment, laissant ses nageoires les caresser dans un geste empli de douceur et de crainte. Puis, elle repéra quelques cristaux bien taillés, la pointe sévèrement aiguisées et se dirigea vers eux.
Elle essaya de les décrocher avec toute la force dont elle disposait, les matraquant en veillant à ne pas se blesser, mais la grotte ne semblait pas disposée à lui céder des parcelles de son trésor. La Neptulys hurla sa frustration avant de sauter à nouveau sur le morceau de cristal qu’elle avait pris pour cible, toute sa haine, sa force et son désir de justice réuni dans ce geste. Le cristal, à sa grande surprise, céda, se détachant du mur auquel il devait être relié depuis de longues décennies. Wandjina soupira de soulagement avant d’entendre le sinistre craquement de mauvais augure qui résonna dans les profondeurs. Elle releva les yeux vers le plafond et comprit aussitôt qu’elle était prise au piège. Une fissure s’était créée, démarrant à l’emplacement où trônait quelques instants plus tôt le morceau de cristal et s’étendait sur plusieurs mètres, créant d’autres minuscules fissures qui se répandaient elles-aussi à une vitesse prodigieuse. L’éboulement se produisit dans un fracas de bruits et de crissements étouffant le cri de la Neptulys. Les pierres constituant la grotte et les cristaux roses tombèrent en masse, dans une avalanche de roche, noyant Wandjina sous leur poids et l’entrainant avec eux. Le corps de la créature percuta de plein fouet l’un des murs de la grotte et l’un des cristaux taillé et tant convoité la transperça de part en part. Seul un dernier hoquet de surprise échappa à Wandjina avant que son expression se fige en un masque de stupeur.
Son corps désormais immobile, cristallisé par le froid, reposait dorénavant dans une crypte abyssale, là où personne ne pourrait jamais la retrouver, le destin ayant voulu que ce lieu d’espoir se transforme en tombeau éternel.
Pourtant, tandis que la chair était destinée à rester bloquée, éternellement préservée par le froid, l’âme elle, continuait de voguer…
L’obscurité s’était abattue sur elle sans prévenir, avec une violence inouïe.
Une terreur indescriptible, venue des confins de sa conscience la paralysait : une peur irrationnelle, intemporelle, qui prenait le pas sur tous ses autres sentiments.
La souffrance parvenait de partout et de nulle part à la fois, lui donnant l’impression d’être dévorée vivante par un tas de petites dents très pointues qui faisaient mal.
Mais un vent de fraîcheur vint alléger ses tourments. Un point de lumière surgit dans le néant sembla l’appeler à elle, lui montrer le chemin de l’espoir.
La Neptulys, qui avait perdu son identité, avait conscience d’avoir trépassé.
Elle aurait voulu se mouvoir, mais elle ne pouvait pas remuer : engluée dans les ténèbres visqueuses, elle n’avait aucun moyen de rejoindre cette lumière qui semblait pourtant être sa destination.
Des rires joyeux tintaient dans son ouïe.
Une irrépressible envie de les rejoindre, de joindre sa voix à la leur, lui tordit les tripes.
Mais malgré son envie de les atteindre, quelque chose, au fond d’elle, la retenait, tel un poids l’entrainant inexorablement dans son sillage.
Ce n’était ni le goût acre de la vengeance, ni celui amer des regrets ou des remords. Cela n’avait pas non plus la force de la détermination et ne ressemblait pas à l’entêtement de la fierté. Non. Ce qui la retenait – symbolisé par ces ténèbres qui ne la lâchaient pas et se répandaient de plus en plus vite, la piégeant dans cette noirceur éternelle, recouvrant tous les pans de son corps, jusqu’au point où les belles écailles blanches furent avalées jusqu’à la dernière - était l’amour qu’elle ressentait pour sa famille.
Elle ne pourrait jamais accepter le repos éternel en les sachant prisonnier de leur cellule de pierre.
Cette prise de conscience lui permit de reprendre le contrôle d’elle-même. Ou tout du moins, d’une partie d’elle-même… Elle n’avait plus de corps, plus d’enveloppe, plus de support solide ou de consistance.
Elle était un fantôme, bloquée entre le monde des vivants et celui des morts…
Alors, la Neptulys commença à errer sur le Gothimonde : elle n’avait pas réussi sa quête, des statues pouvaient encore se trouver un peu partout dans les contrées de Gothicat, mais Wandjina était toujours autant déterminée à l’idée de finir ce qu’elle avait commencé. Une nouvelle quête s’entama donc : trouver une créature à laquelle elle pourrait transmettre le flambeau. Elle choisissait avec soin les êtres devant lesquels elle apparaissait pour leur parler, mais jamais aucun d’eux n’avait été assez réceptif pour comprendre…
Qui plus est, le destin avait voulu qu’une légende sur l’apparition de Wandjina selon laquelle entrapercevoir cette Neptulys oubliée de tous était signe d’une grande tristesse – présente ou à venir – se propage, compliquant d’autant plus sa tâche de trouver un acolyte pour récupérer la responsabilité de résoudre sa mission. Pourtant, cette flamme de détermination et d’espoir qui c’était allumée en elle brûlait toujours avec la même ardeur. Elle prendrait son mal en patience, errant jusqu’au jour où elle trouverait LA créature pour l’aider. À ce moment uniquement, la Neptulys sans âge accepterait de rejoindre les divinités et de profiter de son repos mérité. ~