Année : automne 93Je sursaute, la porte vient de flanquer comme si une bourrasque l’avait ébranlée. Il n’y a qu’une faible brise aujourd’hui.
« Ezer ! Helin a disparu ! Elle… elle… »
Je me redresse et m’éloigne de la table à laquelle je me trouvais avec Zorigaitza et Azken.
« Du calme, Hegal, du calme. Ça va, d’accord ? Où es-tu ? »
Je tends ma main devant moi et sent son museau se poser au creux de ma paume. Je sens sa respiration courte, sa truffe froide… elle vient de voler aussi vite qu’elle a pu. Elle est paniquée. Je la caresse pour la rassurer. Si Helin avait disparu, alors elle devait avoir disparu comme toutes les autres chimères avant elle, d’où son inquiétude. Cela ne me rassure pas non plus, mais il faut rester calme et réfléchir. C’est la seule chance que nous avons.
« Depuis combien de temps ?
- Hier. Je voulais la voir pour des informations, mais je ne l’ai pas trouvée. J’ai demandé aux autres, on l’avait vu le matin même et lorsque je l’ai appelée, elle n’a pas répondu. J’ai attendu un peu, en me disant qu’elle… juste qu’elle s’était cachée… mais elle ne répond toujours pas.
- Il n’y a pas de trace ?
- Aucune. Pas de sang, pas de magie, rien d’anormal.
- Comme toutes les autres…
- Oui. Ezer… je n’ai jamais rien trouvé sur ces disparitions !
- Justement, ça nous laisse un espoir. Mais il va quand même être temps de comprendre qui ou quoi est derrière tout ça. Reprenons depuis le début, tu veux ?
- Ça nous ramène onze ans en arrière. »
Je me relève et désigne les feuilles de papier posée devant Zorigaitza à ce dernier.
« Je peux ?
- Qu’est-ce qui se passe ?
- J’aimerai bien le savoir. »
Il me tend les feuilles vierges et un crayon. Je les prends.
« Désolé de vous interrompre.
- Si c’est urgent, me sourit le brun. »
Je regarde Hegal, ou du moins dans la direction elle était lorsque je la touchais.
« Peut-être que l’on pourrait y réfléchir ensemble ? »
En guise de réponse, elle apparait devant nous. Je lui souris et me rassois. Plus qu’à tout expliquer depuis le début à Zorigaitza et à Azken. Ils me regardent, intrigués.
« Helin, ma deuxième sœur, vient de disparaitre. Depuis onze ans, des chimères disparaissent sans laisser de traces du jour au lendemain. Actuellement, nous n’avons aucune idée de pourquoi ou comment cela se produit, alors les chimères ont appelé ce phénomène le Destin de Luahe, en hommage à la première chimère disparue de cette manière. Cela fait des années que Hegal et d’autres cherchent des indices, mais personne n’a rien trouvé.
- Je me suis rendu sur chacun des lieux de vie des disparues, ajoute Hegal, sauf lorsqu’ils m’étaient inaccessibles. Helin enquêtait aussi sur ce sujet depuis un moment.
- Pourquoi vous n’en avez jamais parlé ? demande Zorigaitza.
- C’est un problème interne, je n’avais aucune raison d’en parler et on me l’a interdit de toute manière. De ce fait, j’aimerai que cette discussion reste entre nous, déclara Hegal.
- Reprenons, déclaré-je. On commence en 82, c’est ça ? Luahe a disparu une semaine environ avant l’arrivée d’Erortzen donc c’était pendant les jours chauds. Tu confirmes ?
- Oui.
- Combien de chimères ont disparu ?
- Cinquante-quatre en incluant Helin. »
Je lève la tête et la regarde. Personne ne m’a dit qu’il en avait autant. Cinquante-quatre, c’est énorme ! Je m’en serais rendu compte… encore je crois. Et puis, pourquoi ne m’en a-t-elle jamais parlé ? A ce stade-là, il faut faire plus que de s’inquièter.
« Cinquante-quatre, repète-t-elle.
- Mais ça fait... »
Je compte sur mes doigts.
« Une par saison, me devance Azken.
- Oui, merci.
- C’est ce qui se passe. Il n’y a pas eu plusieurs disparitions d’un coup, ou des périodes de blanc, ajoute Hegal. »
Je note les informations sur ma feuille. Personne ne peut cacher cinquante-quatre chimères. Du moins, pas d’un coup, ni sur la durée. Il n’y a juste aucune cachette suffisamment discrète pour ça, les chimères sont de grandes utilisatrices de magie et elles chantent suffisamment fort pour que leurs voix couvrent le continent, même si c’est lié à leur magie. Qu’il n’y ait aucune trace de sort nulle part ou d’utilisation de magie, c’est juste impossible. Surtout que cela fait onze ans quand même…
« Vous êtes touchées sur l’ensemble du Continent ? demande le meneur.
- Oui, jusque dans l’océan… »
Il y avait forcément quelqu’un derrière tout ça. Et il ne devait pas être seul, personne ne peut enlever une chimère, effacer toutes les traces et dissimuler le cadavre. Et puis, dans quel but ? Les chimères sont un plutôt faible de part leur faible nombre, leur absence de territoire sur la carte et leur manque de confiance. Personne n’a d’intérêt à les affaiblir encore plus !
« Je peux te donner une piste, Hegal ? »
Je lève les yeux vers Zorigaitza, il semble très sérieux, même un peu tendu. Que sait-il ?
« Tu devrais chercher du côté de l’empereur.
- Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
- Une intuition. »
Il ment, j’en suis sûr. Hegal le remercie simplement d’un hochement de tête, elle n’a pas l’air de vouloir lui en demander plus. Elle respecte le fait qu’il puisse y avoir des choses qu’il ne veuille pas partager. Cependant, l’urgence de la situation ne permet pas ce genre de secret. Je ne manquerai pas de lui demander des précisions.
Nous avons passé l’heure suivante à retracer la chronologie des disparitions avec les lieux et les noms des chimères. Ce fut carrément long. A chaque nom, une certaine inquiétude me gagnait. Qu’allait-il se passer pour Helin ? N’y avait-il pas un moyen de la joindre ? Qui pouvait avoir fait ça ? Détenait-elle des informations ? Comment pouvait-il ne jamais avoir de traces ? Pourquoi ces disparitions ? Meurtres ou enlèvements ? Il y avait trop de questions sans réponse.
« Hegal… par mesure de prévention, ne serait-il pas judicieux que les chimères forment des duos et veillent sur l’autre ?
- Je pense aussi que ce pourrait être un solution même si elle est difficile à imposer. Tu connais les chimères…
- Fous leur la trouille.
- Maman ne sera jamais d’accord…
- Fous-lui la trouille aussi. Et reste avec elle… Helin disparut, il ne faut surtout qu’il lui arrive quelque chose.
- Et qui va enquêter ?
- J’irai avec Koreh.
- Bien sûr ! Koreh est encore moins discret que toi et tu vas l’entraîner dans tes bêtises ! Et puis, laisse-moi deviner, le premier truc qu’il va te demander en te voyant, c’est un duel ! Que tu vas faire exprès de perdre.
- Je ne vois aucun problème. En plus, il sait que je le laisse gagner…
- Je préfère que l’on y aille ensemble.
- Mais Koreh ne voudra pas rester avec Maman.
- Je lui foutrai la trouille !
- Tu ne l’auras pas comme ça. Et puis, fais-nous un peu confiance ! Koreh n’est pas moins compétent qu’une autre chimère pour se planquer, il aime juste l’action. Et puis, on s’entend mieux que tu ne pourrais le croire.
- Très bien ! Je vous laisse un mois ! Pas un jour de plus ! Si vous ne trouvez rien, j’irai.
- Marché conclu ! »
Nous nous tapons la main dans la patte sous les regards désabusés de Zorigaitza et Azken. On conclut nos accords comme on peut…
________________________________________________________________________
Vingt-trois jours plus tard, Koreh et moi sommes dans une drôle de situation. Cela fait de nombreux jours que nous fouillons le château, non sans difficulté, il est bien gardé. Nous avons passé des documents au peigne fin, des archives comme des dossiers récents. Sans succès. Aucune piste, rien. Pourtant, je suis certain qu’il y a quelque chose. J’ai interrogé Zorigaitza, et il m’a dit que lorsqu’il vivait encore ici — je ne sais d’ailleurs pas comment il faisait pour ne pas se perdre — il écoutait aux portes. Un soir, il y avait une réunion avec des scientifiques, des experts de la magie et des chercheurs. Quelqu’un a évoqué un lien entre les chimères dont les pouvoirs sont si particuliers et l’Ancien Monde. Il a alors dit que si l’on arrivait à exploiter la magie des chimères, alors peut-être que l’on pourrait mieux comprendre les ruines retrouvées et ouvrir des passages.
Le problème, c’est que les chimères fuient les ruines de l’Ancien Monde pour une raison qui m’est inconnue. Aucune chance qu’elles les aident à quoique ce soit en ce sens. Et Maman m’a assuré que personne n’avait réclamé leur aide. Ce projet est peut-être tombé à l’eau. Peut-être pas. Je suis sûr qu’il doit exister un document qui indique ce qu’il est devenu. Ce qui est sûr, c’est que personne n’en parle au château. De toutes les conversations que Koreh et moi avons écouté, nous n’avons trouvé aucun indice. J’ai commencé à croire qu’il n’y avait effectivement rien.
Mais aujourd’hui, nous sommes cachés dans une dépendance du château, pas très loin des écuries. Le Conseil doit avoir lieu le soir même et tout le monde est en ébullition. Les gardes font des rondes inlassablement, les domestiques astiquent tous les recoins et les conseillers s’agitent. Impossible de chercher quoique ce soit dans tout ce remue-ménage. Koreh me regarde.
« Il y a une trappe.
- Où ?
- Aux murs.
- Quoi ? »
Une trappe, ça ne se met pas sur les murs… je vérifie quand même.
« Sous tes pieds, andouille. »
Je baisse les yeux. Il a raison, je ne l’avais pas vue. Je m’écarte et cherche comment l’ouvrir. Il n’y a pas de poignée, pas de mécanisme caché, pas de trace de magie…
« Défonçons la !
- Et s’il y a quelque chose en dessous ?
- Il n’y a rien, assure-t-il. »
Je soupire. J’imagine que je dois lui faire confiance. Je regarde autour de nous dans la dépendance et attrape une pioche. Je me demande à quoi ça leur sert une pioche pour entretenir les jardins… j’ai qu’un coup à donner pour que le bois de la trappe éclate. Je finis de l’ouvrir.
En dessous, c’est sombre. Très sombre. Ça sent l’humidité et la moisissure. Il y a une échelle rouillée. J’ai pas trop confiance… Koreh me pousse.
« Ça va, j’engage ! »
Je me glisse à l’intérieur et descends quelques bons mètres. C’est plus profond que ce que je pensais. En revanche, c’est vide. Il n’y a qu’une pièce complètement inutilisée, où les champignons rongent les murs. On devrait appeler les domestiques tiens…
« Tu peux descendre ! »
Koreh me rejoignit non sans difficulté. Le passage était étroit pour lui.
« À droite, un passage. »
Je regarde à droite. Je laisse un peu de temps à mes yeux pour s’habituer et avance. Il y a une vieille porte… ou du moins ce qu’il en reste. En fait, je ne me sens pas très à l’aise ici. Quelque chose me dérange. Comment cette pièce s’est retrouvée ici ? Pourquoi a-t-elle été abandonnée ? L’atmosphère est lourde et ça pue. À part des rongeurs, personne ne doit venir ici.
« Ezer. Je sens quelque chose…
- Des précisions ?
- Je ne sais pas. C’est flou. Avançons. »
Koreh n’a pas le flair aussi fin qu’Hegal. Moi, je suis incapable de repérer des magies alors je ne peux que me fier à lui.
Un couloir s’enfonce dans le sol. L’air devient carrément lourd. Je déteste les souterrains. En plus, je ne vois quasiment rien, les ténèbres règnent. C’est glauque. Je glisse sur une moisissure et me retrouve sur les fesses.
« Rien de cassé ?
- Ça va. Tu sens quelque chose ou pas ?
- Non. C’est parti. Mais continuons.
- Tu sais, je ne suis pas serein.
- Justement. Continuons. »
Je souris ironiquement. Faites que ce truc ne nous mène nulle part. Je veux sortir. Une main accrochée à la crinière de Koreh, l’autre devant moi, j’avance un peu à l’aveugle. Je commence à flipper dur. Pourvu que rien ne surgisse… que personne ne soit là… qu’il n’y ait pas de trucs bizarres… d’animaux sauvages… de cadavres…
« Il y a une odeur. »
Je sursaute à la voix de Koreh. Il pourrait prévenir. Je ne sens rien en plus. Mon frère me pousse en avant. Quand est-ce qu’on fait demi-tour, sérieusement ? Et puis, pourquoi suis-je devant, franchement ?
Soudain, je sens le sol se dérober sous mes pieds. Je m’accroche à Koreh de toutes mes forces. Il plante ses crocs dans ma veste pour me retenir et me hisse près de lui. Je souffle un coup, mais j’ai du mal à me calmer. La chimère me donne un coup de museau pour m’encourager. Je suis sûr qu’il flippe autant que moi en plus…
En dessous, il y a un second couloir, éclairé cette fois. Ça veut dire qu’il est potentiellement fréquenté et que les débris qui sont tombés du plafond vont paraître louches. On ne doit pas traîner.
« De quel côté tu préfères aller ?
- On continue le couloir humide. Il n’est pas fini. »
Le pire choix possible… pourquoi ai-je demandé au juste ? Alors, nous replongeons dans le couloir qui pue.
« Le couloir en dessous doit être une galerie des nombreux souterrains de Lurra. S’il est éclairé, alors il n’y a rien qui puisse y être caché. »
C’est pas une raison. Je veux qu’on sorte d’ici !
Après un moment qui me paraît une éternité, le couloir s’élargit un peu, mais je n’y vois toujours rien. Finalement, ma main rencontre un mur. Enfin… du moisi terreux. Je tâte à contrecœur les alentours. C’est juste un virage. Et nous avançons encore. Ça n’a pas de sens de faire un couloir si long ! J’en ai marre…
« Arrête-toi et écoute ! »
Je fais ce qu’il dit. Il y a des voix… sur notre droite. Mais je ne peux pas distinguer de paroles. Elles sont faibles et finissent par s’évanouir.
« Ezer. Le couloir s’arrête devant nous. C’est un cul de sac. Mais je ne pense pas qu’il ait été creusé pour le plaisir.
- Tu as une hypothèse ?
- Oui. La personne qui l’a creusée a abandonné son œuvre.
- Continue, ta perspicacité m’impressionne.
- Tu ne sens rien ?
- De la moisissure et de l’humidité.
- Ça pue la mort.
- Oui ben ça, c’est sûr que ça ne sent pas la rose. Merci de la remarque.
- Non, vraiment. Ça sent le cadavre. »
Je suis resté silencieux. Je suis ravi de ne sentir que les champignons… Koreh est tendu, je le sens. En même temps, s’il sent des cadavres, il doit avoir un pressentiment encore plus mauvais que le mien.
« Ezer. Chante un air.
- Fais-le toi ! J’ai l’air d’avoir envie de chanter ?
- Fais-le sans utiliser ta magie. »
Quelle utilité alors ? On est que tous les deux, et je ne veux pas bercer de potentiels cadavres. Je soupire et inspire. J’entame quelques notes aléatoires et continue sur une mélodie que Maman nous chantait lorsque nous étions petits.
Je m’arrête en sentant Koreh retenir son souffle. Que se passe-t-il ? Je tends l’oreille. J’entends de nouveau des voix. Elles viennent toujours de droite, se rapprochent et passent au-dessus de nos têtes. Il m’est toujours impossible de distinguer la moindre parole ou même d’évaluer la distance. Ils sont dans une galerie différente, pour sûr mais après… J’entends une porte s’ouvrir. L’espace d’un instant, J’entends des plaintes, des râles et des pleurs, des cris de peur, de douleur et de rage, des griffes crisser, des crocs claquer, des queues fouetter. J’ai peur de savoir. Koreh se met à trembler. La porte se referme. Silence.
Je reste bloqué. Est-ce que… est-ce que c’est ce que je pense que Koreh pense ? Une profonde peur me prend au ventre. Je sens mes jambes trembler comme si elles allaient lâcher.
Finalement, Koreh m’attrape par le col et me tire en arrière. Je n’ai même pas la force de protester. Ce que nous avons entendu…
« Ce sont les chimères disparues. »
Est-ce qu’elles m’ont entendu ? Elles souffrent. Elles souffrent terriblement. Elles ont peur. Elles sont terrorisées. Comment a-t-on pu laisser cela se produire ? Je cache mon visage dans les mains. Je ne veux pas savoir ce qu’elles vivent. Je ne veux pas que ce soit vrai.
« Calme-toi. On va les sortir de là. »
Sa voix est tremblante de colère. Il fait un effort considérable pour se maîtriser.
« On ne peut rien faire aujourd’hui. C’est le Conseil et on n’y arrivera pas à deux. Tu vas tenir le coup ?
- Pas sûr que je dorme bien cette nuit.
- Nous allons chercher la galerie qui mènera à elle et trouver par où on peut les faire sortir. Cela fait, on ira chercher du renfort. On ne dit rien avant d’avoir suffisamment d’éléments. Si elles sont juste là, on ne sait pas encore qui et pourquoi. On ne doit ni paniquer, ni se presser.
- Peu importe qui ou comment ! On doit les sortir de là avant qu’elles ne meurent ! Elles étaient en train de mourir, Koreh ! »
On ne peut pas les laisser là. On ne peut pas.
« Ezer ! Sers-toi de ta cervelle ! Et arrête de chialer bon sang ! »
J’inspire. J’expire. J’essaie de mettre de côté mes sentiments, mes émotions. Je passe ma main sur mes joues. C’est qu’il n’a pas tort l’animal en plus. Si je veux les sauver, il faut que je réfléchisse à comment faire. Qui et comment, les chimères devaient le savoir, pas la peine de s’y intéresser plus que ça. Pour le moment et avant tout, il fallait repérer les galeries. Sans ça, impossible de les sortir de là. De plus, Koreh et moi seront probablement incapables d’agir seuls. Elles doivent être gardée et trop nombreuses pour pouvoir les mettre en lieu sûr.
« Tu penses qu’elles sont combien ?
- Trop. Trop pour pardonner. Trop pour agir.
- Ça fait combien ça ? Excuse-moi, je suis mauvais en calcul mental.
- Entre dix et vingt, sans certitude. Tu en penses quoi ?
- Je n’en ai pas la moindre idée. »
De plus, impossible de prévenir tout le monde maintenant sans éviter la panique générale. Si elles sont autant que l’estime Koreh, alors il sera difficile de les déplacer.
« Ezer. Promets-moi que l’Œil du Corbeau les sauvera. Aucune chimère ne pourra les secourir. La peur serait trop forte…
- Je te le promets. Tu nous aideras ?
- Oui. »
________________________________________________________________________
Le lendemain, au soir, Koreh et moi avions repérés tous les couloirs utiles. L’opération a été difficile émotionnellement parlant. Mais au moins, nous avions un plan.
« On se retrouve à l’Œil demain matin ?
- C’est ce qui est prévu. On leur expliquera tout le déroulé. Et dans deux jours, elles seront libres…
- Si tout se passe bien. Ezer, repose-toi. On va tous avoir besoin d’être au maximum. »
Nous nous saluons et chacun prend sa route. Koreh va chercher Hegal tandis que je rejoins l’Œil. Je devrais arriver dans la nuit, tout comme lui. Mes heures de sommeil seront courtes, mais je dois être en forme pour exposer le plan. Attendez encore une peu, les amies, nous allons vous sortir de là…
________________________________________________________________________
Le lendemain matin, tout le monde est là : Koreh, Hegal et tout l’Œil sans exception. Je prends une inspiration. Pas d’empressement, pas de détour. La vérité, rien que la froide vérité.
« J’imagine que tout le monde est courant que nous avons été fouiné à Lurra au sujet des disparitions ?
- Oui ! approuva la petite assemblée.
- Bien. Après s’être bouffé des documents poussiéreux, des conversations ennuyeuses et des restes de qualité…
- Nous avons retrouvé les chimères, me coupe Koreh. Elles sont enfermées dans les souterrains dans des conditions… plutôt mauvaises, pour ne pas dire complètement inhumaines. Aucune magie entre la salle où elles se trouvent et l’extérieur ne passe, d’où le fait qu’on les entendait pas chanter. Il n’y a qu’une entrée, que nous n’avons pu passer pour des raisons… de…
- Une mystérieuse force appelée la peur nous repoussait à chaque tentative, expliqué-je.
- C’est surtout que ça aurait provoqué trop d’agitation et il n’était pas question de laisser des traces.
- Dit-il alors qu’on a détruit une trappe et fait s’effondrer un couloir.
- Rien de tout ça n’était directement relié à leur salle.
- Certes. Tout ça pour dire que dans le plan, on a prévu de passer par derrière. À l’explosif. Il y a un couloir assez large qui débouche vite sur l’extérieur. On estime qu’il y a une bonne douzaine de chimères à sortir et à mettre en lieu sûr.
- Et elles seront en mauvais état, peu de chance qu’elle puisse voler ou s’enfuir d’elle-même. Nous pensons les ramener ici.
- Alors si vous êtes d’accord… on pourrait aller les sauver ensemble ? »
Je pose mon regard sur mes camarades. Il faut qu’ils disent oui. Il faut qu’on y aille.
« Qui est au courant ? demande Zorigaitza.
- Personne d’autre que nous, répond Koreh.
- Quelqu’un garde ces chimères ? Pourquoi sont-elles enfermées ?
- Oui, il y a des hommes qui passent tous les jours. On s’y est peu intéressés dans le sens où les prisonnières doivent être renseignées là-dessus. En revanche, il est certain qu’il y a des soldats parmi eux.
- Et pourquoi irions-nous les chercher ?
- Vous faites ce que vous voulez. Il me semble que vous avez la prétention d’aider les plus faibles.
- Et quoiqu’il arrive, j’irai avec Koreh et Hegal. Ça me casse les pieds de refaire un plan mais si ça peut les sauver…
- Ça me casse les pattes de suivre ces deux andouilles, mais si cela leur rend leur liberté alors je tente, ajoute Hegal. »
Zorigaitza nous regarde un à un. Je ne sais pas ce qu’il réfléchit… c’était gros comme une maison qu’on reviendrait avec des choses à faire !
« Entendu. Expliquez-nous le plan ! »
Je ne peux m’empêcher de sourire. Je savais qu’il accepterait. Koreh me regarde.
« Alors le plan ! »
________________________________________________________________________
Je m’arrête et observe le mur. Ça doit être ici. À quelques mètres près, ça ira. Je regarde Sua et lève mon pouce en l’air. Il me répond de la même manière et commence à poser une bombe.
Je suis nerveux. Hyper nerveux. Hegal et Koreh sont restés à l’extérieur. Les tunnels leur conviennent peu et je préfère les préserver de ce que nous allons découvrir. J’ai peur. J’ai peur que ce soit pire que ce que j’ai imaginé, de ne pas pouvoir me maîtriser face à ce que je m’apprête à découvrir. J’en ai mal au ventre. Alors je respire, je connais mon rôle et combien il est important. Je dois le tenir. Jusqu’au bout.
Sua se relève : tout est en place. À part du moment où ça aura pété, il faudra faire vite. Très vite. J’ai peur de manquer de temps. Nous reculons, le caprin allume la mèche et nous rejoint. Je me prépare à foncer. Il n’y a pas à hésiter ! Je vais réussir, il suffit d’y croire et de se don…
Boum.
Je bondis à travers la fumée et passe la brèche qu’a ouvert l’explosion. Une odeur me prend à la gorge. Ça sent la peur, la mort, la pisse, ça pique les yeux. J’ai un haut le cœur, un vertige. Je me raccroche à ma volonté. Il faut les sauver. Je chantonne un air familier, rassurant. Ma voix est enrouée par la nervosité, mais il faut que je me contrôle. Je ne dois pas leur transmettre ma peur.
La fumée se dissipe et laisse apparaître un large couloir bordé de barreau. Dans chaque cellule, il y a une ou plusieurs chimères, je sens leur présence. Elles sont terrifiées, blotties au fond. Avec l’explosion, c’était prévisible mais il était difficile de faire autrement. Elles doivent me faire confiance cependant. Elles doivent nous faire confiance.
Une voix me répond. C’est Helin. Elle est là… s’il ne fallait pas encore la sortir de là, elle et les autres, j’aurais été soulagé mais ce n’est est fini. Une seconde voix nous rejoint. Puis les autres suivent timidement le pas. Je leur chante que je m’appelle Ezer et qu’avec mes amis, nous allons les emmener en lieu sûr, qu’elles peuvent nous faire confiance.
Leur tristesse est immense, leur voix est lourde. Je ne les ai jamais entendue comme ça, ni dans la douleur ni le chagrin. Il y avait un désespoir plus profond dans leur âme. Ce qu’elles ont dû vivre… il ne faut pas y penser. Pas le temps. Je fais signe à mes camarades que tout est bon. Un à un, ils entrent dans la vaste pièce.
Chacun commence à briser, brûler, éclater les barreaux. Il faut toutes les évacuer. Les corps faméliques et difformes s'ébranlent. Certains retombent rapidement au sol, trop usés. Il faut les aider. On n’a pas le temps de traîner.
Je me dirige vers le fond. Helin est là, devant ses barreaux. Un large sourire la défigure. Elle est maigre, ses yeux sont à peine vivant, son pelage est couvert de sang sec et de saletés. Je ne veux pas mais c’est plus fort que moi. J’ai pitié.
« Ezer, je vais bien. Ça va aller. »
Je ne sais pas si elle ne cherchait pas à se rassurer plutôt qu’à me réconforter.
« Helin… aide-moi à les guider… ta voix à plus de poids que la mienne. Tu peux faire ça ?
- Je peux. »
Sua arrive, il fait fondre les barreaux. Je le remercie d’un mouvement de tête. Je prends mon apparence de panthère et aide Helin à marcher. À la faible lumière du couloir, je remarque que ses ailes ont laissé place à de grossières cicatrises. Les s*lauds… je ravale ma colère. C’est trop tôt pour s’emporter. Il faut garder toute sa lucidité.
Devant, les chimères commencent à sortir, la plupart soutenue par mes compagnons. Je jette un regard aux cellules. Il reste des corps… des cadavres… on ne peut même pas les prendre pour leur offrir une sépulture plus digne… c’est pitoyable.
Je remarque Azken devant. Il porte deux lourds fardeaux : des petits. Ils y a même des petits. Mais je n’ai pas le souvenir qu’ils y aient de disparus. Se pourraient-ils… qu’ils soient nés ici ? Je m’approche de lui, prenant soin de ne pas laisser Helin. Elle suit, appuyée contre mon flanc. Je prends l’un des petits entre mes crocs. L’herboriste me regarde, il est agitée. Il y a de quoi.
« Ils sont malades et pleins de parasites… et puis il n’y en a pas une qui ne soit pas blessée.. Eh, Ezer, pourquoi ? Comment c’est arrivé ? »
Je baisse les yeux. Il ne faut pas y penser. Il me tendit le deuxième petit.
« Je vais vérifier qu’on oublie personne. »
Je prends le deuxième. Il s’éloigne pour faire le tour des cellules. Nous sommes les deux derniers. Les autres sont devant. Erortzen nous rejoint. Il propose son aide à Helin et les deux partent devant. J’attends Azken qui fait un dernier tour. Il revient vers moi. Je crois que lui comme moi, on va faire des cauchemars pendant longtemps après ça.
Je lève brusquement la tête. Il y a du bruit qui approche derrière la porte à l’autre bout de la pièce. Je lâche les petits et bondit sur Azken. Je l’attrape par le vêtement et le dépose auprès des jeunots. Il ne faut pas traîner. La compagnie arrive. Je lui fais signe de grimper sur mon dos. À peine hissé, la porte derrière nous s’ouvre sur des soldats et des hommes sans uniforme. Il faut filer. Je détale avec mes trois passagers. Il faut cependant que tout le monde puisse s’envoler avant que nous soyons rattrapés.
Je rattrape rapidement Helin et Erortzen, ainsi que les dernières chimères du cortège.
« Il faut accélérer ! Les soldats arrivent ! les prévient Azken. »
C’est presque inutile. Aucune chimère ne pourrait soutenir un rythme plus soutenu. Derrière nous, des soldats apparaissent menaçants, dans le couloir. Il va falloir les retenir pour protéger tout le monde. J’espère que personne ne nous attaque dehors…
________________________________________________________________________
Hegal prend Helin sur son dos et s’envole, tenant Erortzen entre ses crocs. Cela lui coûte un effort considérable, elle est chargée. Il ne reste plus que moi, Azken et les deux petits. Nous avons retenu jusqu’ici les assauts qui venaient de derrière, et il va maintenant falloir y échapper et trouver un coin plus tranquille pour décoller. Je pense que le duo ne peut pas nous rendre invisible, ils sont trop faibles et trop jeunes. Il va falloir se débrouiller par nos propres moyens.
Je détale pour fuir aux attaques. J’ai mal, je perds du sang. Une flèche m’a touché un peu plus tôt dans le tunnel. Il faut que je tienne. C’est moi qui fait le transport en plus. Je repère un mouvement sur la droite. Rapidement, un groupe de soldat apparaît sur les toits et commence à tirer des projectiles tels que des carreaux ou des pierres. Azken, de sa magie, en dévie quelques uns. J’en évite quelques autres. Une caillasse parvient tout de même à percuter mon museau et un carreau se plante dans mon dos. Il faut tenir. Il faut que je décolle. Il faut partir. On ne tiendra jamais.
Je prends l’apparence d’un griffon et déploie mes ailes. Je peine à trouver mon équilibre au milieu d’une pluie de projectiles. Finalement, je prends de l’altitude, non sans récolter quelques blessures de plus. Chaque battements d’aile est douloureux. Seule l’adrénaline me retient là-haut.
Je ne pourrai pas rentrer jusqu’à la base. Mais il faut au moins s’éloigner le plus possible de la capitale.
________________________________________________________________________
Je me sens partir. Mon souffle est court. Trop court. Je perds de l’altitude doucement.
« Ezer ! me réveille Azken. Pose-toi ! »
Je descends entre les arbres. Sous nos pieds, c’est la forêt au sud est de la capitale qui s’étend. Je me glisse entre les branches maladroitement. Je me sens engourdi… est-ce que j’ai perdu trop de sang ? Probablement… mes pattes sont incapables de me soutenir. Je m’écrase au sol, roule dans l’humus. Ma vision est brouillée… je n’entends rien…
[
Changement de narrateur : Ext.]
« Ezer ! Ezer ! »
Azken donna une petite claque sur la joue du garou. Pas de réaction. Il avait forcé…
Il avait besoin d’aide. Il était coincé dans une forêt de nuit avec un blessé et deux petites chimères plus mortes que vivantes. Il avait bien son cristal de détresse, mais il ne voulait pas que le transport des autres chimères soient interrompus pour eux. Il ne l'utiliserait que lorsqu’il sera à peu près sûr que tout le monde sera arrivé, c’est-à-dire à l’aube.
De sa sacoche, il sortit des bandages et de quoi calmer les saignements. Ezer était le plus préoccupant. Heureusement, celui-ci avait eu la pertinence de reprendre forme humaine avant de s’évanouir.
Il mit une heure à tout nettoyer, désinfecter, panser. L’obscurité ne l’aidait pas. Loin d’avoir fini sa nuit, il se leva et attrapa les deux petites bêtes qui avaient roulé au sol lors de l’atterrissage brutal d’Ezer. Elles n’avaient pas bougé, toute tremblante de peur et de froid. Azken les ramena auprès du garou. Les deux étaient faibles, la fourrure pleine de tiques et égratignés de partout. L’elfe prit le temps, à la pince, de retirer tous les parasites qui pullulaient. Leur pelage n’en restait pas moins puant et sale, mais cela leur éviterait des maladies.
Les deux se ressemblaient : deux longues canines, un museau de loup, des pattes de chèvres, un corps gris pourvu d’une espèce carapace se terminant par ce qui ressemble à la queue d’une crevette. La seule différence était leurs oreilles. L’un en avait de pointues tandis que l'autre en avait de longues arrondies. De plus, l’un arborait une carapace plus rosée que l’autre.
Azken passa la nuit aux soins de ses trois compagnons d’infortune. Il n’était pas tranquille, des créatures sauvages pouvaient roder, ou des soldats pouvaient les rattraper. Contre toute attente, la nuit fut d’un calme terrible. Seul le cri d’une chouette troublait momentanément le silence.
Aux premiers rayons du soleil, Azken se décida à utiliser son cristal. Avec un peu de chance, ils seraient secourus un peu après le zénith. Il n’avait qu’un peu d’eau sur lui et la faim et la fatigue commençait à peser. Il fallait cependant veiller sur les trois blessés.
________________________________________________________________________
Ce n’est qu’en début d’après-midi qu’un corbeau se posa auprès d’Azken, qui s’était allongé de lassitude et de fatigue dans l’humus. Il se transforma et Zorigaitza apparut, penché au-dessus du blond.
« Ça va bien ?
- Personnellement, je m’en tire. C’est pas le cas de tout le monde. On a été attaqué au moment de s’envoler. Ezer en a payé les frais.
- Il va s’en remettre ?
- S’il est sage, ouais. Il a juste perdu beaucoup de sang. »
Azken s’était redressé et s’il se voulait rassurant, il savait qu'Ezer mettrait un moment avant de bien récupérer, d’autant plus que ces dernières aventures avaient du lui infliger une certaine pression et donc une fatigue considérable.
« Rentrons avant d’avoir de la visite. Et puis, j’imagine que j’ai du travail qui m’attend.
- Effectivement… »
L’elfe s’étira. Dommage, il aurait préféré dormir. Zorigaitza prit l'apparence d’un griffon et prit l’un des petits dans son bec. Azken hissa Ezer sur le dos de l’animal tant bien que mal et l’attacha à lui grâce aux manches du manteau de celui-ci. Puis, il cala la deuxième chimère contre lui. Il s’assura à que l’ensemble de bougeait pas, même si la monture n’avait clairement pas intérêt à être brusque.
________________________________________________________________________
En arrivant, le soleil déclinait déjà. Ils furent accueillis par Erortzen et Grimgrim. Azken leur confia les deux petits tandis qu’il emmena Ezer à l’infirmerie. Là, il remarqua que les stocks de remèdes avaient été largement entamés. Il n’avait pas eu le temps de tout préparer avant de partir. Il allait falloir refaire des médicaments et des pommades en urgence.
Rassemblant son calme et son courage, il rejoignit Osasun et Grimgrim à l’extérieur. Elles avaient dirigé les premiers soins. Toutes les chimères étaient étendues derrière le bâtiment, devant l’infirmerie.
« Elles sont combien ?
- Dix-sept avec les petits, répondit Grimgrim.
- Lesquelles sont les plus urgentes ?
- Les deux là-bas. Osasun a essayé de les soigner, mais elles ont refusé le contact.
- Où sont Hegal et Koreh ?
- Hegal est parti rejoindre la reine des chimères. Koreh doit être dans le coin… mais il a déjà essayé de les convaincre, elles refusent d’entendre quoique ce soit.
- D’accord, pour les autres, leur état est stable ?
- Difficile à dire… la communication n’est pas simple. De plus, elles ont toutes des blessures plus ou moins graves.
- Je vois. Je vais faire le tour, est-ce que vous pouvez essayer de faire un inventaire de ce qu’il nous reste et demander aux autres d’aller chercher les ingrédients qui manquent ? Et aussi de nourrir Ezer ?
- Entendu ! »
Elles filèrent à la tâche. Même Osasun qui n’avait pas participer à l’opération semblait épuisée. L’elfe remarqua alors que Pigné le fixait timidement, caché derrière une chimère.
« Tu veux m’aider ? »
Le petit dragon hocha la tête et s’approcha. Azken lui sourit et il s’approcha de la première chimère, elle ne semblait plus toute jeune. Ses yeux étaient clos, son corps détendu. L’elfe s’agenouilla devant elle.
« Bonjour, tenta-t-il. Je m’appelle Azken et toi ? »
Deux yeux pâles se levèrent vers lui. Ils semblaient si vides, presque morts.
« Je ne sais plus.
- Tu as oublié ?
- Je crois. »
Azken posa avec douceur sa main sur la tête de l’animal difforme et la caressa. Il y avait tant de tristesse dans sa voix, il en avait presque pitié.
« Tu as mal quelque part ?
- Je ne sais pas. Je ne sens plus rien.
- Ça ne m’aide pas beaucoup. Mes amis t’ont soignée ?
- Je crois. La petite elfe a été gentille avec moi.
- Tant mieux, tu essaies de te reposer ?
- Non, j’essaie d’oublier un peu plus.
- Il ne faut pas. C’est important de se souvenir, même des plus mauvais moments. Ça fait mal au début, et puis on prend du recul et on avance.
- Tu es sage.
- Raison de plus pour m’écouter alors. Je vais aller voir tes amis, d’accord ? Essaie de dormir et appelle-moi si tu as mal !
- Entendu. Repose-toi aussi, jeune homme.
- Merci. »
Azken lui accorda une dernière caresse. Les deux yeux se refermèrent paisiblement. Au moins, celle-ci était gentille, elle n’avait pas refusé le contact. Mais elle faisait de la peine. Il ne savait pas ce qu’elle avait vécu, mais du peu qu’il en savait, il ne préférait même pas l’imaginer. Finalement, oublier n’était peut-être pas une si mauvaise idée…
Il s’approcha de la deuxième chimère, plutôt petite, couchée sur le flanc. Elle se redressa en le voyant, le regard sombre.
« Bonjour… je m’appelle Azken et toi ? »
Un grognement agressif lui répondit. Le petit dragon qui était resté en retrait sauta en avant et montra à son tour les crocs.
« Eh ! Du calme Pigné ! Sois gentil. »
Les deux quadrupèdes se fixèrent quelques secondes avant que la pression redescende. Azken en profita pour s’agenouilla au côté du dragon. Il le rassura d’une caresse avant de tendre sa main prudemment vers la chimère. Les yeux de cette dernière lançaient des éclairs haineux.
« Je ne te veux pas de mal, juste te soigner. Est-ce que tu souffres ? Je peux t’aider. »
L’autre claqua ses crocs à quelques centimètres des doigts de l'elfe qui retira sa main.
« Je t’en prie. Fais-moi confiance ! Je ne te veux que du bien. Est-ce que mes amis t’ont déjà appliqué des soins ?
- Oui. Va-t’en !
- Qu’ont-ils fait ?
- Pars ! Laisse-moi ! »
La voix de l’animal commençait à s’enrouée de peur. Dans son regard, la crainte avant remplacé la colère. Cela ne faisait pas peur à Azken. Il avait besoin de gagner sa confiance.
« Tu as mal quelque part ?
- Oui, céda l’autre.
- Montre-moi ! Je te promets que ça ira. Je vais t’aider. »
________________________________________________________________________
Azken continua le tour des chimères, la plupart refusait le contact. Si elles étaient rarement agressives, elles tremblaient littéralement de peur en le voyant. Le médecin peinait à obtenir des réponses et il ne récolta que très peu de prénoms. En revanche, il offrit de nombreux soins en plus de ceux prodiguer par Osasun et Grimgrim. Toutes les deux avaient bien travailler, mais certaines blessures demandaient une attention plus particulière. Mais ce qui avait le plus choqué le blond, c’était toujours ce manque de vie, cette tristesse profonde qui les habitait. Les chimères n’étaient pas réputées pour leur joie de vivre, mais de là à ce qu’elles paraissent éteintes…
[
Changement de narrateur : Azken]
Je m’accroupie auprès d’une chimère à la crinière beige. Elle semble dormir.
« Bonjour. »
Pas de réponse. Je tends ma main vers elle, toujours rien. J’aimerai bien la réveiller sans qu’elle se sente agressée pourtant. J’effleure son pelage. Elle a le sommeil profond. Je caresse sa tête plus franchement, elle est bouillante. Je ne sais pas si c’est anormal pour un chimère, je ne suis pas vétérinaire, mais ça ne me dit rien de bon. Je la secoue légèrement. Elle entrouvre les yeux.
« Comment tu t’appelles ? Tu as mal quelque part ? »
Ses yeux sont vitreux, et couchée sur le flanc comme elle l’était, c’était plutôt inquiétant. Je me suis tournée vers Pigné qui se tenait un peu en retrait.
« Va chercher Osasun ! Dis-lui que c’est urgent ! »
Le petit dragon détale. J’espère que la magie de l’elfe va l’aider, au moins qu’elle est l’air… un peu moins mourante.
« Helin. »
Je la regarde. Elle s’appelle Helin… c’est la sœur d’Ezer. C’est celle dont Hegal avait annoncé la disparition il y a un mois. En un mois, elle était bientôt dans un état pire que les autres.
« Je vais t’aider, d’accord ? Ça va bien se passer. »
Je ne sais pas si je cherche à la rassurer ou à me rassurer. Elle referme les yeux. Je glisse ma main le long de son pelage couvert d’entailles, de brûlures, de plaies. Certaines sont infectées. Cela peut expliquer sa fièvre. Je me lève, je vais aller chercher de quoi régler ça. J’espère qu’elle tiendra bon. Osasun arrive.
« Azken, m’interpelle-t-elle.
- Tu peux t’occuper d’elle le temps que j’aille chercher deux ou trois trucs ? Ses blessures se sont infectées.
- Entendu ! »
________________________________________________________________________
La nuit tombe. Je viens à peine de finir mon tour. Je suis complètement usé, je n’ai pas encore eu le temps de me reposer. Je me redresse sous le regard attentif de Pigné. Il ne m’a pas lâché. Je crois qu’il a besoin de se rendre utile après nous avoir sagement attendu ici pendant que nous procédions à l’évasion des chimères.
« Tu viens manger ? appela Sua.
- J’arrive ! »
Il aurait pourtant fallu que je vérifie l’état d’Ezer avant… j’imagine que je le ferai après. Et il faut que je vérifie si tout va bien pour les stocks avec Grimgrim et Osasun. Trop tôt pour souffler.
Je m’assois à table en dernier. Un moment de répit avant de repartir. Je me rends compte que je n’ai pas si faim.
« Elles vont toutes s’en tirer ? demanda Zorigaitza.
- Normalement. Il y en a quelques unes dans des états plus inquiétants que d’autres, mais ça devrait aller. J’ai eu le temps de toutes les voir. Le problème, ce que j’ai l’impression qu’elles ont peur de nous, difficile d’avoir leur confiance.
- Ça s’explique, rebondit Koreh. Après l’enfer qu’elles ont vécu, elles ont de quoi se méfier. Je m’en veux presque de pas avoir mis mon nez là-dedans plus tôt. Et Ezer, comment va-t-il ?
- Je n’ai pas eu le temps d’aller le voir, j’irai après manger.
- Si tu as besoin d’aide pour quoique ce soit, n’hésite pas ! proposa Txiki. Honnêtement, tu as l’air complètement crevé.
- Je sais mais il faut aussi qu’on vérifie les stocks avec Osasun et Grimgrim. Ils ont prit un sacré coup.
- Ça peut attendre demain matin, non ? fit la phytopode. On a déjà fait une liste des plantes et des ingrédients manquants. Et puis, il y a une grande partie que l’on peut trouver dans de simple herboristerie.
- Ça va coûter une fortune dans les quantités où on en a besoin… il vaut mieux qu’on s’en occupe nous-mêmes. C’est moins dangereux en plus. Après le coup qu’on vient de faire, les soldats vont nous attendre au tournant.
- Ça va nous prendre plus de temps. On en a suffisamment ?
- Si on commence dès ce soir, on en aura. Et si effectivement on n’y arrive pas, il sera toujours possible de se tourner vers ta proposition.
- Comme tu voudras ! Moi qui me réjouissait de ne pas me coucher trop tard ce soir…
- On aura le temps de se reposer après. »
Ce n’est pas le moment de lésiner sur les efforts. Des grasses matinées et des longues nuits, nous en ferons tout ça fini.
« Est-ce qu’il y a besoin que nous partions dans la nuit pour que tu aies tout demain matin ?
- Je ne sais pas. Je vais voir la liste d’abord… »
J’ai du mal à finir mon assiette. Je me sens vraiment à plat. Je dois vraiment avoir une sale tête. Mais il faut tenir. Je crois qu’il y a des billes de Zerifi à l’infirmerie, je pense que je vais en prendre, ça va me tenir éveillé.
Le repas fini et la table débarrassée, je rejoins l’infirmerie. Les filles me rattrapent. Nous passons une heure à déterminer ce qu’il nous faut en priorité, quel remède préférer en fonction de sa composition et de son efficacité, combien il en faut. Il faut également écrire des notes pour ceux qui iront les chercher les ingrédients : le lieu et les détails. Nous faisons attention à n’envoyer personne trop loin.
Finalement, je me penche enfin sur Ezer, et malgré la Zerifi que j’ai pris, mes yeux pèsent lourd. Aucune de ses blessures ne semblent s’être rouverte, il n’a qu’une petite fièvre. Rien d’inquiétant. Je changerai ses bandages demain.
Avant d’aller définitivement me coucher, je jette un coup d’œil à l’extérieur. Les chimères sont allongées, calmes. J’espère qu’elles se remettront vite. Nous n’avons nulle part où les abriter et le début de la nouvelle saison approche. Enfin, j’imagine que ce n’est pas le plus urgent pour l’instant.
Je me tourne vers l’infirmerie. Les filles sont parties mettre toutes nos notes dans la pièce principale pour que dès leur réveil, les autres puissent s’en servir pour ramener des ingrédients. Je leur ai dit d’aller se coucher après. J’espère que nous n’avons rien oublié.
J’éteins la lumière de la pièce et rejoins mon lit. Je m’y suis jeté tout habillé.
« Azken ?
- Hm ?
- Si tu as besoin d’aide, vraiment, n’hésite pas. Il faut que tu te ménages, on y connaît rien en plantes en soin mais peut t’aider à ne pas courir partout.
- Merci Txiki. »
Je me suis endormi après ce bref échange.
________________________________________________________________________
Un bruit me réveille. Je sens un souffle chaud contre ma joue et me redresse d’un coup. Qui est-ce ? Je ne vois personne… une chimère ?
« Helin ne va pas bien, il faut que l’aide.
- Koreh ?
- C’est moi.
- J’arrive… Qu’est-ce qu’elle a ?
- Elle tremble beaucoup et elle a beaucoup de fièvre. Je suis inquiet. »
Je me doute que tu es inquiet… j’enfile mes chaussures et sort silencieusement de mon lit. Il fait encore nuit. Quelle plaie… j’aurais aimé dormir. Je passe par l’infirmerie et prend une bille de Zerifi avant de rejoindre la fameuse chimère. Toujours couchée sur le flanc, elle est agitée de frissons et de spasmes. Je vérifie ses blessures. Aucune ne semblait s’être rouverte. Je m’arrête en revanche sur les brûlures. Tout autour, sa peau a rougi et des plaques se sont formées… je réfléchis. Qu’est-ce que j’ai mis là-dessus ? De la pommade je crois, à base de plantes sauvages. Elle aurait pu faire une réaction ? La tuile… il va falloir que je vérifie toutes les chimères sur lesquelles j’ai utilisé cet onguent, au cas où.
« Koreh, tu peux aller me chercher ma couverture s’il te plaît ?
- Tu vas dormir là ?
- Très drôle.
- Ma question était sérieuse. »
C’est ça le pire. Bon, qu’est-ce que je fais ? Il doit y avoir une plante qu’elle ne tolère pas. Est-ce que je risque qu’elle refasse une réaction ? Je regarde les autres chimères. À première vue, aucune ne semblait avoir de problème mais on est jamais sûr avec ces bestioles-là… dois-je plutôt réveiller Osasun ? Elle s’était déjà occupée d’Helin tout à l’heure, j’ai peur que ça n’ait que peu d’effets…
En tout cas, je ne peux pas la laisser comme ça. Je rejoins l’infirmerie. Qu’est-ce que je peux lui donner ? Elle refusera probablement d’avaler quoique ce soit, ça limite les choix. A-t-elle au moins manger depuis qu’elle est ici ? Je ne m’en suis pas occupé, j’espère que Grimgrim et Osasun ont été plus prévenantes que moi de ce côté-ci. Je fouille dans l’armoire de l’infirmerie pour m'inspirer. Je tombe sur une fiole pleine d’un liquide brun. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Je l’ouvre. Ça sent fort la Poloë. C’est pour apaiser… je peux m’en servir. Helin aura le repos plus tranquille. En revanche, je ne trouve pas grand-chose pour sa fièvre… rien qui ne passe pas par voix orale. Ou je dilue avec de l’eau ? Peut-être qu’elle acceptera un liquide ? Ça ne coûte pas grand-chose d’essayer.
Je retourne auprès de Helin. Koreh est revenu avec ma couverture.
« Couvre-la ! »
Il s’exécute. J’ouvre une bouteille dans la laquelle j’ai écrasé un Solea, un petit fruit rouge immangeable cru, mais très efficace cuit contre la fièvre. J’ai mélangé avec de l’eau et un peu de sucre pour que ça passe mieux. J’espère que ça, ça ira. Je n’ai pas grand-chose d’autre à proposer. Dans le doute, je préfère en faire sentir le contenu à Koreh. Ils doivent tolérer à peu près les mêmes choses, s’il ne sent rien de dangereux alors ça limitera la casse.
« Tu le boirais ?
- J’imagine. »
C’est rassurant je suppose. Je m’assois au niveau de la tête de Helin. Je la caresse un peu, pour la rassurer.
« Helin ? Tu m’entends ? J’ai besoin que tu avales un truc. »
Je n’ai pour seule réaction qu’un énième frisson. Avec douceur, je soulève sa tête et écarte ses mâchoires. Son seul effort est d’avaler, pourvu que ça aille. Doucement, je fais glisser le liquide dans le fond de sa gorge… ça a l’air de passer. Avec patience, je lui donne tout le contenu de la bouteille. Je la repose au sol… j’espère qu’elle ne va le revomir d’ici une heure ou deux. C’est ma dernière crainte.
Je débouche la fiole de Poloë et la dépose devant sa truffe. Ça sent vraiment fort ce truc, je ne comprends pas qu’on ne le préconise pas contre les rhumes.
« Je ne peux rien faire de plus, Koreh. La suite ne dépend que d’elle…
- Merci Azken.
- C’est mon boulot. »
Je le regarde. Il est sagement assis, son regard est calme et aiguisé. Le vent nocturne agite sa crinière claire. À aucun moment, on ne devinerait son inquiétude pour sa sœur. D’ailleurs, je n’ai jamais senti de doute chez lui, ni pendant la mission, ni au contact d’humains. Pas que ça soit extraordinaire, mais venant d’une chimère, c’est un comportement rarissime.
« Au fait, pour les petits, qui est leur mère ?
- Ils sont orphelins. Les trois parents sont morts à leur naissance.
- Trois ?
- Les chimères ne pratiquent pas la reproduction sexuée. Tu considères qu’il y a des chimères mâles et des chimères femelles, mais la vérité est que nous sommes toutes asexuées. Lorsqu’Ezer fait une distinction entre moi, Hegal et Helin, c’est que son esprit a éprouvé le besoin de nous ranger dans des cases au contact des humains.
- Je vois… mais comment cela se passe pour la reproduction ? Ça n’explique pas comment on peut avoir trois parents.
- Secret de chimères.
- Un de plus je suppose.
- Oui. Crois-moi, le monde s’en porte mieux.
- Je te crois. Bon, je retourne me coucher… je suis claqué. Tu veilles sur Helin ?
- Bonne nuit.
- Bonne nuit. »
________________________________________________________________________
Je me retourne. J’ai froid. Je tâte mon lit, tente d’attraper ma couverture et me souviens que je l’ai prêtée. Il fait jour, autant se lever à ce stade. Je me rendormirai.
Txiki dort toujours alors silencieusement, je récupère des vêtements propres et me dirige vers la salle de bain. Le froid matinal me réveille. Le soleil vient à peine de se lever. Le couloir est vide. Je crois qu’ils dorment encore tous.
Je fais une rapide toilette durant laquelle je me récite les tâches du jour. Il faut que je vérifie que Helin va bien, qu’elle est la seule avoir mal réagi à la pommade, que je m’assure qu’elles mangent toutes bien, que rien ne s’est infecté, que je refasse les bandages d’Ezer et en fin de journée, il faudrait préparer les remèdes avec ce que tout le monde aura ramené. Cela fait déjà une belle liste et je sens que je vais pouvoir y rajouter des choses. Enfin, il faut tenir le coup.
Je rejoins l’infirmerie, récupère une bille de Zerifi pour oublier un peu la fatigue et me rend auprès de Helin. Koreh est allongé contre elle. Ils dorment tous les deux. Ils sont mignons. La blessée ne semble plus trembler. Je pose délicatement mes doigts sur son front. Elle est toujours chaude en revanche. Je ramasse mon pot de Poloë qui a perdu de son odeur – ou c’est moi qui m’habitue. Je n’ai pas le souvenir d’avoir mis cette plante dans ma liste d’ingrédients, je devrais peut-être.
Je fais brièvement un tour des chimères, elles dorment ou somnolent. Je les laisse, autant qu’elles se reposent sans avoir le stress de ma présence. Je vais plutôt vérifier l’état d’Ezer et leur préparer de l’eau pour lorsqu’elles auront soif.
Je range le pot dans l’armoire et me tourne vers mon patient humain. Lui aussi a de la fièvre, son front est chaud. Pour autant, son sommeil a l’air calme. Il n’est pas utile que je lui fasse avaler quoique ce soit dans l’immédiat, ça attendra son réveil. Je rassemble des bandages, qui vont rapidement manquer à ce rythme, et du désinfectant, heureusement que ça, j’en prévois toujours la dose.
De manière générale, les blessures d’Ezer sont plus nombreuses qu’inquiétantes. Je pense que c’est en partie du à la taille de son animal. Comme il perd du volume en repassant à sa forme humaine, les plaies et les hématomes perdent aussi en surface et profondeur. Pour autant, il avait quand même perdu beaucoup de sang pendant la fuite. Je ne sais même pas ce que Grimgrim et Osasun lui ont fait avalé hier. Je leur demanderai tout à l’heure. Après avoir refait tous les bandages, tout désinfecté à l’alcool une deuxième fois, je pose un verre d’eau sur la table de chevet en prévision du moment où il se réveillera.
La porte derrière s’ouvre. Je me tourne, surpris. C’est Txiki…
« Déjà levé ? sourit-il.
- Comme tu peux le voir.
- Tu n’as pas dormi dans la chambre ? Ta couverture n’y est plus…
- Je l’ai prêté à une chimère.
- Ah… tu as mangé ?
- Non.
- Tu manges avec moi ?
- Je prépare de l’eau pour nos pensionnaires et j’arrive.
- Attends, je vais t’aider ! Ça ira plus vite ! »
Nous avons préparé différents seaux d’eau. Nous les avons posés à l’extérieur, sur le côté de la porte. J’irai les disposer au milieu des chimères tout à l’heure, lorsqu’elles seront bien réveillées. Je préfère éviter de les paniquer dès le matin.
Puis, nous allons petit-déjeuner. Zorigaitza, Nomnos, Sua et Zizare s’étaient réveillés entre temps et étaient installés à une table. Nous nous installons avec eux.
« Salut.
- Bonjour !
- Bien dormi ? me demande Nomnos.
- Peut mieux faire. Koreh m’a réveillé, il y avait une chimère dont l’état était inquiétant.
- Ça a été ? s’enquit Zorigaitza.
- Ça a l’air d’aller mieux ce matin. Je pense que son corps a mal réagi à une plante qu’il y avait dans la pommade pour les brûlures.
- Je vois. J’ai remarqué que vous aviez laissé des fiches sur le comptoir. Nous irons vous chercher tout ça dans la journée, ça ira ?
- J’aimerai en avoir le plus possible ce soir. Je pourrais commencer les remèdes qui ont besoin de repos.
- Entendu.
- Comment avez-vous nourris les chimères hier ?
- Kerme a été chassé pour celles qui sont carnivores. Les herbivores se sont contentés de l’herbe au sol. On a également essayé de leur donner des fruits pour compléter leurs repas. Elles sont très méfiantes, elles ont mis du temps avant d’accepter la nourriture et ont peu mangé. Quelques-unes ont refusé de s’alimenter et d’autres n’étaient suffisamment en forme, alors on a fait ce qu’on à pu, expliqua Sua.
- Il y a beaucoup d’herbivores par rapport aux carnivores ?
- Je ne sais pas. C’est difficile de les repérer, d’autant plus qu’elles n’ont pas l’échange facile.
- D’accord.
- C’est dommage qu'Ezer soit cloué au lit, il aurait pu leur parler plus facilement que nous. Koreh est assez distant.
- Hm. »
Je pense que malgré tout, c’est difficile pour Koreh de voir les siens dans cet état. J’ai l’impression que les chimères ont des liens très forts entre elles, et je pense qu’il a du mal à ne pas se faire rattraper par les ondes négatives de ses camarades. Ça peut expliquer qu’il se montre distant. Ce qui est sûr, c’est qu’il faudra les interroger sur leurs habitudes alimentaires.
Grimgrim et Osasun nous rejoignirent, encore endormies.
« Salut !
- Bonjour.
- Bonjour.
- Comment ça va ?
- Ça va bien.
- Désolé de vous solliciter de si bon matin, mais qu’avez-vous donné à manger à Ezer hier ?
- Du jus de fruit, il y a un problème ?
- Aucun, c’était pour savoir.
- La même aujourd’hui ?
- Oui. »
Je me lève, j’ai fini de manger. Je vais aller voir si nos amies sont réveillées.
« Tu y retournes ?
- Oui. »
Je rejoins l’infirmerie. Je regarde la table, elle est en désordre. Les remèdes utilisés hier n’ont pas été remis dans les armoires. Il faut dire qu’on était claqués après l’inventaire…
« Bonjour Azken. »
Je sursaute et lève les yeux. Il y a une chimère penchée au-dessus d’Ezer. Je ne l’ai jamais vue auparavant… comment connait-elle mon prénom ?
« Excuse-moi de t’avoir surpris. Comment va Ezer ?
- Euh… ça va, il devrait s’en remettre.
- Je suis soulagée alors. »
Qui est-elle ? Elle ne semble pas agressive, pas effrayée. Sa voix est douce et agréable. Mais surtout, comment est-elle arrivé ici ? Les autres chimères lui ont dit ?
« Qui êtes-vous ?
- Ah, je ne me suis pas présentée, désolée. Je suis Hene, la maman de Hegal, Koreh, Ezer et Helin mais aussi la reine des chimères.
- C’est vrai que Hegal devait aller vous prévenir…
- Oui, elle est avec Koreh et Helin. Nous venons tout juste d’arriver. C’est toi qui t’occupe des soins avec Osasun, n’est-ce-pas ?
- Oui et Grimgrim…
- Merci beaucoup !
- C’est mon boulot…
- Tu te trompes ! »
Elle saute et se plante juste devant moi. Ses yeux étaient dépareillés… l’un est fendu à la verticale, tandis que l’autre l’est à l’horizontale.
« Ni toi ni l’Œil du Corbeau n’aurait du avoir à assumer cette tâche. Je confuse que cela ce soit passé ainsi, je suis en partie fautive. C’est mon rôle de les protéger et j’ai échoué. Maintenant, si tu le veux bien, je vais faire le tour de mes camarades. J’espère qu’ils ne vous ont pas posé trop de soucis. »
Elle est sortie, son ton n’avait pas changé. Drôle de créature… elle semblait presque joyeuse… je devrais peut-être prévenir Zorigaitza qu’elle est ici. Et puis, comment se fait-il qu’elle nous connaisse si bien ? Est-ce que Hegal avait été si bavarde à notre sujet ?
Je sors également, toutes les chimères ont la tête levée vers leur reine. Celle-ci est assise au milieu des corps, silencieuse, les oreilles tendues en avant. Peut-être qu’elles communiquent entre elles ? Autant en profiter pour leur distribuer l’eau. Discrètement, je dépose les seaux près d’elle. Il n’y a pas pour tout le monde, alors j’essaie de les répartir pour qu’ils soient le plus accessible possible. Au pire, j’espère qu’elles demanderont avant de se laisser mourir de soif.
Soudain, un hurlement s’élève. Je me tourne vers Hene, sa tête pointe vers le ciel, les babines entrouvertes. Le sol tremble, l’eau s’agite. Elle est carrément effrayante… son chant n’est que colère. Je frissonne et me fais tout petit. Sa haine est écrasante comme si un ouragan de menaces s’abattait.
Elle est rejointe par les chimères rescapées, un chœur triste et las mais pas moins puissant. Leurs émotions sont poignantes, ruisseau clair, violent torrent. Le temps se suspend, chaque note envahit l’espace. Incapable de me libérer de cette terrible symphonie, je subis chaque son.
Finalement, le concert se tasse, le chef d’orchestre se tut. Les blessées l’imitent timidement. Leurs yeux sont humides, dégoulinant comme la pluie. Rapidement, des chants leur répondent, plus légers, soulagés, à peine plus joyeux. Ils inondent le Continent comme ils ne l’ont jamais fait auparavant. Je baisse les yeux, mes mains tremblent, elles se tâchent de gouttes. Il ne pleut pas pourtant. Mes genoux flanchent, leurs sentiments sont de la torture. Leur douleur est un océan sans fin qui déverse à travers leurs voix. Comment pourrais-je soigner ça ? C’est impossible.