Il y avait maintenant plusieurs années de cela que Fleur de coton était arrivé dans cette forêt. Il lui avait fallu un moment pour s’habituer à ce nouvel environnement et aux coutumes particulières des créatures d’ici. Il avait lutté longtemps contre le démon avant de le battre et depuis la paix était presque revenue dans la forêt.
Comme chaque fois qu’il repensait à son dernier combat contre le démon, il passa sa langue sur une cicatrice épaisse. La dernière mais non des moindres, il avait failli mourir plusieurs fois, bien sûr, on ne bat jamais un démon facilement, même quand on a reçu des pouvoirs pour lutter contre une entité de ce genre.
Pourtant il arrivait encore de temps en temps qu’une créature possédée surgisse dans la forêt. Ce n’était pas des inconnus mais bien des habitants que Fleur de coton côtoyait. Pour les plus jeunes il les avait même vus naître. Il avait pu en sauver certain, pour d’autre le mal était trop profond et il avait dû les tuer. Accomplir les rites de purification.
Chaque fois qu’il croisait quelqu’un maintenant il se souvenait de ce frère, cette tante, ce parent, cet enfant, possédé. Des vivants et des morts.
Probablement parce qu’ils l’avaient vus lutter, parce qu’il faisait toujours tout pour les sauver, personnes ne lui en voulait. Cependant les créatures n’étaient pas tranquilles, malgré la mort du démon il flottait toujours quelque chose dans la forêt qui faisait réagir les pouvoirs de Fleur de coton.
Aujourd’hui, il repense à tout ça, tranquillement couché sur la berge d’un petit cours d’eau qui traverse la forêt. Le printemps a fait fleurir un cerisier et Fleur de coton a décidé que son ombre serait un bon endroit pour se reposer de sa ronde nocturne. Il est bien connu que les Ombres et les démons sortent la nuit mais celle-ci comme toutes les autres depuis la mort du démon avait été calme. Les possédés se découvraient la journée et rien de tout ceci n’avait de sens pour le gardien. On ne lui avait jamais parler de tels événements et tous les messages qu’il avait envoyé à Elyelle avait obtenu la même réponse « écoute ton cœur, suis tes récepteurs ».
Fleur de coton soupira, son cœur est muet, il ne gémit que quand il doit tuer un possédé et ses récepteurs ne trouvent jamais de piste menant quelque part. Des fois, sans crier gare, les petits bouts de bois qui sortent de sa peau se mettent à fourmiller, à vibrer, le guidant comme des baguettes de sourcier d’un côté à l’autre de la forêt… Et puis plus rien, ils redeviennent immobiles aussi soudainement qu’ils s’étaient réveillés.
L’après-midi s’entame paresseusement, comme le sommeil le fuit Fleur de coton joue à embrasser les petits poissons de la rivière et regarde les fées s’occuper de ranger la forêt. Elles volettent en carillonnent joyeusement, guidant les plantes vers le haut, les animaux perdus jusqu’à chez eux. Rassemblent les feuilles qui tombent, les fruits mûrs et les spores de champignons dans des lieux secrets de la forêt. C’est une des choses qui se contredisent avec les possédés, les fées vont bien. Bonnes couleurs, bonne entrain, elles ont l’air de ne pas sentir ce qui l’inquiète.
C’est un lapin et une fée qui débarquent qui sonne un nouveau combat mais pour une fois, on ne lui parle pas de possédé mais de quelques choses dans la terre. Étrange.
Il suit les deux affolés un bon quart d’heure jusqu’à un trou. Le lapin lui explique qu’il avait commencé à creuser un nouveau terrier. Jusque là rien de plus normal, mais il découvrit un drôle de mycélium, et quand Fleur de coton regarde dans le trou il voit un petit champignon noir près à éclore. Le lapin s’agite, il n’y avait pas de champignon quand il est parti, juste un mince filament noir dans la terre. Tendis qu’ils parlent à trois avec la fée le champignon s’ouvre et déverse un petit nuage de spores noirs qui les recouvre. La fée tombe morte, le lapin devint aussi noir que le champignon et Fleur de coton réagit juste assez vite pour le purifier avant qu’il ne devienne un possédé. Trois de ses fleurs deviennent noires, un prix bien peu cher en comparaison de perdre un autre habitant de la forêt. Une fois le lapin sauvé il l’envoie raconter ce qu’il a vu aux messagers, que ceux-ci alertent toute la population aussi rapidement que possible.
Une fois assuré de la protection des habitants Fleur de coton siffle les fées, qu’elles prennent gardent elles aussi à la matière noire, puis il se met en route, remontant les filaments. Il se trompent plusieurs fois de route, ne sachant quel piste suivre chaque fois qu’il tombe sur un embranchement de plusieurs mycélium. Visiblement, quelques soit cette matière démoniaque elle s’est répandu dans toute la forêt et à une très grande vitesse, aucun champignon normal de pourrais ainsi se propager si vite dans tous les écosystèmes de la forêt. Assurément, Fleur de coton avait enfin trouvé la piste des possédés.
Il courut trois jours sans jamais arriver ailleurs que du mauvais côté du mycorhizes et malgré ses avertissements cinq fées étaient mortes et il avait dû voler au secours de deux autres débuts de possession, ses fleurs passant de blanc au noir comme des enfants jouent à s’écrire en morses avec une lampe. Il est pourtant certain que cela a quelque chose à voir avec le démon, rien d’autre de maléfique n’est entré dans la forêt, il y a personnellement veillé, de plus toutes les pistes s’arrêtent à la lisière, le mal est donc sur son territoire mais où ?
Ce n’est qu’au matin du quatrième jour qu’il repense à leur dernier combat. Le dernier lieu où ils se sont affrontés. Fleur de coton a un frisson puis, résigné, se met à courir vers la clairière.
Quand Fleur de coton arrive en vue de sa destination, il se stoppe, n’ayant aucune envie de rentrer à nouveau en ce lieu. Il s’était assuré d’avoir tout purifié avant de partir, justement pour ne jamais avoir y remettre les pattes. Pourtant il n’a pas le choix et il finit par mettre les coussinets dans l’eau. Une fois les arbres passés, il se retrouve dans un endroit très calme regorgeant de fleurs. Visiblement les fées avaient tenu à ce que cet endroit redevienne vivant aussi vite que possible. L’une d’elle sort d’ailleurs des arbres et vient à sa rencontre mais elle est pâle. Étonnement pour des fées, il ne semble y avoir qu’elle ici comme si elle était restée lutter. Ce qui n’est pourtant pas dans leurs natures, les fées vivent pour la forêt et meurent pour la forêt... mais elles n’ont aucun moyen de se battre. C’est justement pour cela qu’Elyelle accorde quelques pouvoirs à des gardiens comme lui.
Celle-ci le guide en bordure de la clairière et tandis qu’ils traversent le ruisseau, Fleur de coton se dit qu’il ne manque qu’un cerisier en fleur à ce lieu pour être le jumeau de celui où il se reposait il y a encore quelques jours. La petite fée pâle s’arrête devant une zone non fleurie, au milieu de tout le reste, une grande cicatrice de terre battue apparaît. Par réflexe, Fleur de coton lèche la sienne tendis que la petite fée, épuisée, se pose sur lui et se recroqueville dans une de ses fleurs, se recouvrant du doux coton blanc avant de s’endormir. Fleur de coton soupire, incertain sur son sort, elle est sans doute restée seule trop longtemps pour survivre. Pourtant il sent dans tout son pelage le petit coeur de la fée qui bat encore, et la fleur dans laquelle elle s’est assoupie s’est refermée pour la protéger et tenter de la soigner.
N’écoutant que son devoir, Fleur de coton se met creuser de ses griffes le sol nu et découvre juste sous la surface une veine du mycélium noir bien plus grosse que celles qu’il a suivies jusqu’ici, même si ce n’est pas de cette clairière que vient le mal, il a assurément fait des progrès. Se fiant à la taille des veines qu’ils croisent autant qu’à ses récepteurs, il finit par remonter jusqu’à une grotte. Il suit les bourdonnements de ses récepteurs très loin dans les profondeurs de la terre. Dans un lieu assez morbide pour garder vivant le mal. Une nouvelle fois, il creuse avec ses pattes, beaucoup plus longtemps cette fois, jusqu’à découvrir un amas noir.
C’est à se moment là que son coeur se décide à parler, il gémit d’avoir reconnu un autre coeur. Circonspect, Fleur de coton tire le bourrage de plusieurs de ses fleurs pour les poser sur l’amas purulent de mal. Une fois celles-ci complètement gorgées, il les avale puis recommence. Il lui faut plusieurs semaines pour arriver aux bouts de la contagion et une fois certain que tous les mycéliums dispersés dans toute la forêt ont séchés, il finit par voir au fond du trou, le coeur du démon qui bat encore faiblement.
Fleur de coton soupire de fatigue, de soulagement et de lassitude. Visiblement il avait tué le corps du démon mais pas son coeur. Il faut être particulièrement désespéré pour s’infliger une telle chose…
Le gardien reste encore dans la grotte plusieurs jours, il ne sais pas quoi faire. Il ne peut pas purifier le mal par ses fleurs ni par aucun moyen connu, pas sans tuer le coeur. Hors les démons qui ont un coeur sont ceux qui ne sont pas nés ainsi mais qui ont été corrompus et le sien n’arrête pas de lui murmurer qu’il ne peut pas abandonner ce coeur au mal qui le ronge. Dans le silence de la grotte, Fleur de coton somnole au battement de la petite fée toujours enfermée dans sa fleur, et finit par se dire que c’est peut-être bien là une solution. Il recouvre le coeur de coton jusqu’à ce que celui-ci devienne tout petit, puis le prend entre ses dents et le glisse dans sa plus grosse fleur. Comme pour la petite fée, le coton blanc recouvre l’intrus puis se ferme. Fleur de coton s’ébroue puis sort.
La lumière du soleil l’éblouit après tous ces jours enfermé sous terre. Il prend le temps d’apprécier la chaleur des rayons sur son pelage, il se dégourdit les pattes, s’étire, puis repart s’occuper de la forêt.
Il y a maintenant trois coeurs qui battent en lui : celui du gardien, celui de la fée et celui du possédé.