L’héritage.
L’assemblée retient son souffle. C’est aujourd’hui, le grand jour. Tout le monde en parle, en rêve même. Voir enfin cette succession. Elle n’a pas eu lieu depuis… Depuis si longtemps qu’on n’en sait rien en réalité. Les hauts dignitaires sont rassemblés dans la salle du trône. Tout le monde n’entre pas, il n’y a pas assez de place. La foule s’agglutine dans les couloirs, dans les escaliers à double révolution, elle se masse dans la cour, se répand dans les ruelles les plus étroites de la citadelle. Personne ne raterait ce jour. Il est unique. Parmi la foule, hommes, femmes, adultes et vieillards. Tous impatients, murmurant entre eux. Le soleil passe difficilement à travers les vitraux de la salle du trône, révélant la poussière en suspens. Les minutes passent, l’impatience grandit. Tout à coup, un rai de lumière éclaire l’estrade. Peu à peu, le rayon grossit, au fur et à mesure que le soleil se déplace, en aplomb du dôme de verre. Sur l’estrade taillée dans la pierre, illuminé de mille feux, un trône ancestral, de chêne, de pierres précieuses et de métal. Sculpté par les meilleurs ouvriers du pays. Une œuvre d’art, qui en plus d’être splendide se trouve être magique. La rumeur grossit, la foule sait qu’il se passe quelque chose, même si seule une infime partie se trouve dans la salle.
Pour la première fois depuis bien longtemps, la cloche de bronze résonne alors de ses douze coups assourdissants. Le peuple se tait, surpris, comme si un voile de silence s’abattait sur lui en un clin d’œil. Au deuxième coup, les regards se croisent, pleins d’espoirs et de peur mêlés. Troisième coup, les mains cherchent une autre main à serrer. Quatrième coup, un sanglot s’échappe, vite contenu. Rien ne doit troubler le silence. Les regards se font fiévreux lorsque le septième coup retentit. Plus que quatre désormais. Il vaut mieux conter à l’envers, ça rapproche. Plus que trois. Les hauts dignitaires ont les mains moites, ils les essuient sur leurs robes d’apparat colorées. Plus que deux, comme le temps semblent long, les secondes s’étirent, on pourrait passer une vie entre chaque.
Chacun repense à cette légende. Le jour où la reine mourrait, les enfants reviendraient dans la citadelle. Hors du temps, celle-ci a vu passer les années, sans perdre un habitant, mais sans en gagner non plus. Les jeunes gens avaient disparus. Un beau jour, plus de sang neuf dans les maisons, seulement un vide, et le suspend du temps. Plus de sonnerie de cloche, plus aucune pendule en marche, comme bloquées par un maléfice. Peu à peu les habitants découvrirent qu’ils ne mourraient plus. Le temps s’était arrêté pour eux aussi…
Ce matin, la reine est morte. Selon la prophétie, lors du douzième coup de la cloche ancestrale, un portail s’ouvrirait grâce au trône, libérant les enfants. Dont celui de la reine. Nul ne se souvient de son nom, mais on espère un roi. Un roi juste. Peu importait que le temps reprenne, on voulait revoir la jeunesse, entendre les rire des enfants emplir les rues. Peu importait que la mort emportât certains, s‘ils pouvaient revoir au moins une fois le visage de leur progéniture.
Onzième coup, la foule retient son souffle. Puis le coup fatidique retentit. Le soleil, arrivé à l’aplomb parfait du trône, se réfléchit dans les joyaux. Les rubis projettent alors une lumière aveuglante, obligeant la foule à fermer les yeux. Lorsqu’ils les rouvrent, une jeune femme brune tout de rouge vêtue occupe l’estrade, sa cape géante semblant descendre du plafond. Tête baissée, elle attend. Son aura est si puissante que certains s’éloignent. Les plus courageux restent en avant, parfois seulement parce qu’ils sont pétrifiés.
Le silence se fait lourd, pesant. Le soleil disparait enfin, replongeant la salle du trône dans l’obscurité. La jeune femme lève alors la tête et parcourt la salle de ses grands yeux verts et hypnotisants. La salle retient un frisson. Tous ont reconnu ce visage et ce regard. Celui de la défunte reine.
Elle esquisse alors un sourire en retenant un léger frisson. La foule massée dans la salle la regarde, interloquée. Puis des cris montent de la citadelle. La nouvelle reine les regarde, amusée de les voir aux aguets. Ces cris sont des cris de joie. Le silence est presque parfait dans la salle. Presque. Le seul bruit à troubler ce silence est celui de l’horloge d’assemblée. Explosant alors de joie, chacun se jette dans les bras de son voisin. Les cris de joie étaient ceux des parents qui, à l’entrée de la citadelle, ont vu arriver les enfants. Le bruit régulier de l’horloge est bien le signe que le temps a recommencé. Lorsque le calme revient dans la salle, tous regarde l’estrade, et la reine. Porteuse d’espoir, ils savent déjà qu’elle sera parfaite. Ils s’inclinent alors devant elle, comme un seul homme.
« Aujourd’hui vos fils et vos filles sont revenus », clame la jeune femme. Etrangement, elle n’a pas ouvert la bouche, mais chacun l’a entendu, jusque dans les recoins de la citadelle. Dans son esprit, mais surtout dans son cœur. « Aujourd’hui le temps redémarre. Profitez de ce jour, qui sera pour certains le dernier. Remerciez ma mère d’avoir rendu son dernier souffle, remerciez toutes les mères de vous avoir donné la vie, remerciez les simplement d’exister. Profitez d’elles chaque jour qui existe. Et pour vous rappeler ce jour si particulier, je fais de cette date une fête qui reviendra chaque année. Une fête pour les mères. »
Les larmes aux yeux, chaque mère regarde alors en direction de la salle du trône, ou de la reine pour ceux qui s’y trouvent. Chacun porte alors la main à son cœur et murmure un « merci » qui monte dans l’air et disparaît. Les derniers jeunes, enfin arrivés dans la salle du trône se jettent dans les bras de leurs parents, embrassant leurs mères, sans même se dire qu’ils obéissent à leur reine, mais simplement à leur instinct.