Les trois lionceaux étaient de nouveau affamés. La carcasse d’antilope, tuée par la panthère, était déjà très loin. Ehari avait à un moment donné trouvé une souris, mais il n’avait pas été assez rapide et la souris s’était enfuie, tandis que le pauvre lionceau balourd s’était attiré les foudres d’Aharon. Sénahi n’avait rien dit, mais il n’en avait pas moins pensé.
Sénahi ne lui avait rien demandé, et pourtant cet idiot amer comme le fiel s’obstinait à les suivre, à sa grande surprise. Bon gré, mal gré, Sénahi s’obligeait à devoir le supporter. Qu’est-ce que ce vaurien tramait ? Il n’en savait rien, mais au moins, s’il était proche, il pouvait le tenir à l’oeil. Peut-être qu’il leur serait utile, si ça se trouve ? Et puis, il ne pouvait décemment pas l’abandonner et le laisser mourir de faim, tout seul dans son coin, même si Sénahi en avait très envie.
Cependant, quand Ehari lui avait demandé pourquoi il tenait tellement à rester avec eux, il avait répondu, mot pour mot :
« Avec un peu de chance, malgré vos cervelles de fourmis, vous trouverez quelque chose à manger. »
De belles paroles, dignes du blanc-bec et du profiteur qu’il était !
Sénahi se demanda encore une fois pourquoi il gardait cet avorton avec lui. Et Ehari, pourquoi restait-il avec lui ? Ehari c’était différent, il le connaissait mieux, il savait qu’il pouvait lui faire confiance, à lui, à son cœur d’or et à sa force.
Alors que le jeune lionceau au pelage d’or ruminait ses pensées, Ehari sortit de son silence boudeur et s’écria :
« Regardez !»
Le cri fit sursauter Sénahi et s’envoler quelques oiseaux.
-Parles plus fort, juste pour être sûr qu’un babouin ou un groupe de coyotes nous entende ! »
Ehari regarda Ahahron d’un air interloqué, ce qui fit soupirer le lionceau sombre de plus belle.
Bon, d’accord, Ehari n’était pas très intelligent et réceptif au cynisme, mais on ne pouvait lui en vouloir !
« Laisse tomber Ehari, ne l’écoute pas, il n’en vaut pas la peine. »
Le museau d’Aharon sembla se renfrogner encore, si c’était possible.
« Qu’est-ce que tu voulais nous montrer ? »
Ehari grimpa sur le vestige d’un tronc d’arbre, et plissa les yeux.
« Regardez, je crois bien qu’il s’agit d’un troupeau d’éléphant, là-bas ! »
Aharon grimpa à son tour, à droite du lionceau massif, et plissa les yeux lui aussi, mais il semblait ne rien voir. Sénahi fit de même, étudiant le paysage, mais ne vit rien, à part un nuage de poussière, et il en fit la remarque aux deux autres.
« Ton nuage de poussière, c’est le troupeau d’éléphant, crétin ! » répondit Aharon.
Rah, quelle langue de vipère, celui-là ! Ce n’était pas parce qu’il était un peu plus intelligent qu’eux deux qu’il devait tout le temps le leur montrer !
Cet idiot devait sûrement être jaloux car il n’avait rien vu du tout, contrairement à lui-même et Ehari.
Les trois petits se dirigèrent vers le troupeau d’éléphant, car de toute façon, ils n’avaient rien de mieux à faire.
« Et peut-être que, sans faire exprès, les éléphants ont écrasés une bestiole qu’on pourrait manger ? » supposa Ehari.
« Ouais, c’est ça, et peut-être qu’un beau jour, ta sale tête pleine de vide se réveillera avec un cerveau… » murmura le lionceau perfide.
Heureusement pour lui, Ehari n’avait rien entendu, mais Sénahi ne put s’empêcher de lui marcher volontairement sur la queue, pour avoir dit autant de mal de son frère. Aharon se retourna, regarda Sénahi et lui feula dessus, mais ne lui sauta pas dessus, comme Sénahi aurait espérer. Qu’est-ce qu’il ne donnerait pas pour avoir une occasion d’enfoncer ses griffes dans les côtes faméliques de cette cervelle d’asticot ! Mais Aharon se contenta de s’éloigner légèrement de Sénahi et Ehari, ce qui leur allait parfaitement. Ehari poussa un soupir de soulagement qu’Aharon dût entendre, à voir le tressaillement de ses oreilles.
Sénahi sentit son cœur se serrer, mais pour rien au monde il n’avouerait qu’il avait pitié du lionceau à la langue acérée. Il n’avait qu’à faire attention à ce qu’il disait, et à être plus gentil avec eux !
Ca y est, ils étaient à la hauteur du troupeau. Les trois lionceaux restaient bouche bée en voyant les gigantesques mammifères passer devant eux, totalement indifférents aux petites fourmis qu’ils étaient. Les trois lionceaux désemparés décidèrent finalement de continuer leur route tout droit, dans la direction d’où les éléphants venaient de partir.
Au bout de dix minutes de marche, pendant laquelle les estomacs des petits lions gargouillaient en attente de nourriture, ils trouvèrent un arbre effondré, frappé par la foudre, et décidèrent d’y monter pour observer les alentours. Cette fois-ci, chacun vit à nouveau des éléphants… ou plutôt seulement deux : Une mère et son petit.
Ils avaient apparemment été séparés de leur troupeau. Et celui-ci était à présent assez loin, les deux animaux étaient seuls, c’était une occasion en or pour les lionceaux.
« Qui veut une bonne tranche d’éléphant ? » s’écria aussitôt Ehari.
-Pas moi, si c’est pour me faire écraser par cette éléphante. Comment comptes-tu faire pour les abattre, au fait ? Même si on arrivait à en isoler un, il faudrait trouver un moyen de transpercer leur peau épaisse, en évitant leurs trompes habilles, leurs pieds massifs et leurs défenses aiguisées. » riposta Aharon.
- Monsieur Aharon aurait-il peur ? » demanda ironiquement Sénahi, que l’idée de s’attaquer à ces éléphants n’enchantait pas tellement, au fond.
- Non, pas du tout ! » se défendit précipitamment le petit lionceau sombre. Ses yeux verts lancèrent des éclairs. « Je ne suis pas suicidaire, tout simplement. Mais ça ne résout pas le problème. Comment les tuer ? »
Sénahi haussa les épaules, mais Ehari eut un sourire vengeur. Il se baissa, comme s’il voulait s’incliner devant Aharon, mais au lieu de ça, il prit la une branche entre ses crocs.
Que comptait-il faire ?
Aharon semblait l’avoir compris, car il prit tout de suite un air affolé, et supplia :
« Non, Ehari, ne fais pas ça… »
Un craquement sourd retentit, tandis que la branche sur laquelle était posé Aharon cassa sinistrement.
Celui-ci, par une série de gestes que Sénahi comprit à peine, se trouva juste à côté d’eux, sur une branche solide et saine, l’ensemble des poils hérissés et un feulement de peur dans la gorge, alors que la branche tombait au sol, deux ou trois mètres plus bas.
« Alors toi, Ehari, tu vas regretter ça ! »
La peur d’Aharon avait rendu sa voix juvénile plus grave et plus puissante, et il semblait presque imposant ainsi, les griffes sorties, prêt à s’attaquer au gigantesque Ehari, qui recula d’un pas instinctivement et, pour une fois, sembla vouloir se faire plus petit.
Sénahi réfléchissait. Ce qu’il avait vu des talents de ses frères lui inspirait un plan. Mais il n’arrivait pas à se concentrer avec ces deux-là sur le point de se battre.
Aharon avait coincé Ehari sur une extrémité d’une branche, qui surplombait l’herbe haute de la savane de plusieurs mètres. Sénahi déglutit en pensant à la chute que ferait son frère si jamais…
« Stop ! Arrêtez-ça tout de suite ! On va avoir besoin de tous nos talents pour ne serais-ce que tuer un des éléphants. Si vous vous blessez, on ne pourra jamais récupérer leur viande, et on mourra de faim comme les idiots que nous sommes ! »
Aharon eut un dernier grandement menaçant, puis se décidé à laisser Ehari. Le lionceau à la fourrure d’or put enfin réfléchir tranquillement et le plan lui arriva automatiquement.
« Je sais comment faire pour en avoir un ! Il suffit tout simplement que l’un d’entre nous éloigne la mère pendant que les autres tueront le bébé.
-Moi ! Je vais tuer l’éléphante pendant que vous tuerez le bébé. » proposa étourdiment Ehari.
Sénahi ne sut plus quoi dire, et un silence gêné accueillit ses paroles. Comment lui faire comprendre qu’il était trop gros et lent pour cette tâche, sans pour autant le vexer ? Il se ferait écraser en moins de temps qu’il n’en faut à un lézard pour gober une mouche.
Il fut surpris de voir que pour une fois, ce fut Aharon qui lui sauva la mise. Le minuscule lion sombre secoua la tête, et dit au puissant lion à la mâchoire développée :
« Non, on aura besoin de ta force pour l’éléphanteau. Je ne servirais à rien contre lui, mais je pense être assez rapide et agile pour occuper l’éléphante. »
Sénahi le remercia d’un hochement de tête approbateur, et les trois frères reprirent leur chemin vers les deux immenses animaux, en silence. Aharon semblait perdu dans ses pensées, un pli striait son front, comme d’habitude.
Egal à lui-même, Ehari trottait joyeusement à leurs côtés. Son enthousiasme fit sourire le lionceau.
Sénahi se dit alors qu’ils étaient les trois lionceaux les plus différents au monde, malgré leur parenté.
Aharon, le minuscule lionceau au caractère de cochon et à la langue de vipère, Ehari, le puissant et gigantesque lionceau aussi gentil qu’il était gros, avec son joli pelage roux.
Et enfin, lui-même, Sénahi… Que pouvait-il dire de lui-même ? Il n’aimait pas vraiment son pelage, qu’il trouvait trop voyant, trop visible au soleil. Il n’était ni puissant ni fragile, et il ne lui semblait pas avoir de traits de caractère particulier. Il était banal, sans plus. Sénahi soupira de désappointement.
Un vilain coup de griffe sur l’épaule lui arracha un cri de douleur et de surprise.
Aharon lui feula dessus, prêt à récidiver :
« Tu n’es qu’un défaitiste ! C’est sûr qu’avec quelqu’un comme toi, qui n’es jamais sûr de ce qu’il fait , on ne pourra jamais tuer la moindre proie !
La justesse des propos d’Aharon le surpris de nouveau, au point qu’il en oublia le douloureux coup de griffe. S’il s’avouait vaincu dès à présent, il ne pourrait jamais trouver à manger, et encore moins survivre !
Les trois lionceaux s’approchèrent prudemment de l’éléphante, qui agita ses grandes oreilles et souffla bruyamment par le nez. Ses yeux semblaient injectés de sang, on voyait bien qu’elle était mal en point. Son petit n’était pas mieux, il restait dans la même position, sans bouger d’un poil, poussant de temps à autre de petits barrissements plaintifs.
Sénahi jeta un regard autour de lui, et glissa à Aharon : « Tu vois le ravin, là-bas ? Si tu pouvais faire en sorte que l’éléphante y tombe…
-Ca nous enlèverait deux épines de la patte : elle mourrait du premier coup et les charognards s’attaqueraient à son cadavre, et non à celui du petit, et donc à nous. Je te rappelle que je ne suis pas complètement débile, comme vous deux, rugisseurs de pacotille. »
Sénahi recula d’un pas, étonné de se faire rembarré alors qu’il voulait simplement l’aider, puis il comprit en partie. Aharon ne l’avouerait sans doute pour rien au monde, mais il était terrorisé par le fait de devoir attirer l’éléphante. Le jeune lionceau regarda un moment l’éléphante, et dût avouer qu’elle était réellement terrifiante. Une seule de ses pattes aurait pu écraser Ehari, le plus grand d’eux trois en un seul coup. Mais le pire de tout, c’était sa longue trompe, préhensible, qui se déplaçait aussi rapidement qu’un serpent. Si jamais elle attrapait l’un d’entre eux avec, elle risquerait de le fracasser contre le sol ou un arbre, aussi facilement qu’ils pouvaient briser une brindille. Et c’était sans compter ses défenses aiguisées, des armes redoutables. Sénahi comprenait aisément la peur d’Aharon et ses mots méchants. D’ailleurs, à y regarder de plus près, son poil était entièrement hérissé, ses oreilles totalement rabattues et on sentait dans sa voix un début de grognement craintif. Sénahi lui donna un coup de langue entre les oreilles, comme il aurait pu le faire pour consoler un de ses nombreux frères après un cauchemar.
« Je suis sûr que tu y arriveras. Tu es le plus intelligent, le plus agile et le plus rapide d’entre nous trois. »
Aharon hocha la tête, hésitant. On aurait dit qu’il ne savait pas très bien comment réagir. Sénahi ne prit pas le temps de réfléchir plus longtemps, il poussa le frêle lionceau du bout du museau.
« Vas-y, je suis persuadé que tu peux le faire ! »
Il s’obligea à ne pas penser qu’il envoyait son demi-frère au massacre. Un aussi frêle lionceau contre une éléphante adulte, rendue presque folle par la maladie ? Il ne donnait pas cher de sa peau. Pourtant, à chaque pas que le petit lionceau faisait, il semblait reprendre confiance en lui. Bientôt, il se plaça devant l’éléphante, et lança un rugissem… enfin, plutôt un miaulement de défi. L’éléphante répondit en mugissant, puis fonça droit vers le minuscule lionceau. Sénahi les contourna prestement, suivit de près par Ehari, et se dirigea vers l’éléphanteau, qui semblait avoir à peine bouger. Il les regarda avec indifférence. Le cœur de Sénahi se serra en voyant l’air triste et maladif du petit éléphant. Mais c’était soit l’éléphant, soit lui et ses deux jeunes frères. Il fallait qu’il le fasse. Aharon avait fait un miracle en occupant la mère si longtemps, c’était à présent à lui de remplir sa part du contrat. Le jeune lionceau n’eut pas le temps de réfléchir plus longtemps. Le jeune animal avait déjà été renversé par éhari, qui le retenait par terre de toute sa force. L’éléphanteau poussait des petits cris de surprise, comme s’il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Sénahi prit le temps de jeter un coup d’œil en arrière, pour voir où en était rendu Aharon. Le petit lionceau au pelage sombre sautait dans le vide, suivi par l’éléphante.
Non ! Qu’avait-il fait ? Il s’était tué pour eux !
« Aharon ! » cria-t-il, en courant de toutes ses forces vers le ravin. Il se pencha dans le vide, et vit l’éléphante pousser un beuglement de surprise, puis d’épouvante, avant de s’écraser au sol. Où était Aharon ? Avait-il été écrasé par la masse de l’animal ?
« Aharon ! » appela de nouveau le jeune lionceau, toute trace d’espoir disparue. Il s’assit tristement, dos au ravin, et une larme coula le long de sa joue. A cause de lui, Aharon était mort. Il n’aurait jamais dû accepter que le maigre lionceau prenne en charge une tâche aussi dure et compliquée ! C’était de sa faute s’il avait disparu à tout jamais.